La conquête:
Le 8 juin 632, le prophète Mohammed mourut après une brève maladie. Son oeuvre était immense: il avait apporté aux peuples de l’Arabie occidentale une nouvelle religion monothéiste qu’il avait dotée d’une révélation qui allait devenir le bréviaire de pensée et d’action pour d’innombrables millions de croyants. Il avait établi une communauté et un Etat bien organisés et armés.
Qui allait lui succéder? Le concept de succession légitime était assez étranger aux Arabes de l’époque, ils n’avaient qu’un seul précédent pour les guider: l’élection d’un nouveau chef tribal. La crise fut résolue par trois hommes: Abû Bakr, ‘Umar et Abû ‘Ubayda dont l’action déterminée imposa le premier d’entre eux, beau-père de Mohammed, à la tête de la communauté comme successeur du Prophète, on lui donna le titre de Khalife ( calife ) ou “député” du Prophète. Sa première tâche fut de poursuivre les guerres de la “ridda” (apostasie) contre les tribus rétives, très vite elles évoluèrent en guerres de conquêtes bien au-delà de l’Arabie. Les conquêtes de l’Arabie et des provinces adjacentes (Irak-Syrie et Egypte) furent simultanées.
Au commencement du VIIe siècle, le Proche et Moyen-Orient étaient divisés entre deux grands empires rivaux: Byzance et la Perse sassanide qui depuis un siècle étaient en lutte perpétuelle l’un contre l’autre et de plus, à l’intérieur même de leurs frontières, étaient confrontés à de perpétuelles crises internes. Cette situation explique la rapidité de la conquête par les Arabes. Dès 634, Damas est pillée, Héraclius rassembla une puissante armée composée d’Arméniens et de tributaires arabes de l’empire. Elle fut battue en 636, sur le Yarmouk, par le général Khalid. Cette défaite livra aux Arabes l’ensemble de la Syrie et de la Palestine.
En été 637, eut lieu à Qadisiyya la première bataille décisive contre les Sassanides, suivie de la bataille de Djalula. Elle permit aux Arabes de prendre Ctésiphon et d’occuper la totalité de l’Irak. La résistance des Sassanides continua sur le plateau iranien et l’ensemble du Khorasan ne fut pas occupé avant le règne de Mu’awiya.
Sur leur lancée, les Arabes dirigés par le général Amr prirent l’Egypte, l’état du pays était favorable, les Coptes étant profondément mécontents du gouvernement des Grecs, ils triomphèrent en 640. Dès 643, Amr prend la Cyrénaïque, Tripoli, les Byzantins seront battus à Kairouan et Gafsa. Les campagnes se succèdent, en 695, Carthage tombe mais la résistance est plus forte qu’au Proche-Orient, rappelons la lutte de la chef de tribu berbère appelée la Kahina (prophétesse). Tunis est fondée, les troupes progressent vers l’Atlantique, l’ensemble du Maghreb tombe aux mains des Arabes et dès 711, ils débarquent en Espagne à la tête de tribus berbères.
Par contre, en Anatolie, les difficultés se révélèrent insurmontables et le piémont du Taurus ( le pays kurde ) marque encore de nos jours la limite septentrionale de la langue arabe. A l’inverse, les populations conquises en Syrie et en Irak parlaient diverses formes d’araméen (langue sémitique apparentée à l’arabe) et la région abritait déjà des populations arabes ce qui facilitera l’arabisation.
En 634, Abû Bakr était mort et ‘Umar (634-644) était devenu calife, mortellement blessé par un esclave persan, il fit élire Uthman ibn Affan. Cette élection très discutée donnait le pouvoir à une famille patricienne de la Mecque: les Omeyyades. Sous son règne, on assista à une pause dans les conquêtes, par contre les premières révoltes contre le contrôle centralisé de l’Etat eurent lieu parmi les tribus nomades. Aicha, veuve du prophète, et Ali eurent un rôle dans ces luttes. En 656, Uthman est assassiné. Ali est proclamé calife mais très vite, il se révèle incapable de faire face aux opposants dont Aicha, Tahla et Zubayr ont pris la tête. A Bassora a lieu la bataille “du Chameau” où Ali est vainqueur. Mais l’autorité d’Ali reste contestée. En Syrie, la position du gouverneur Mu’awiya, neveu d’Uthman, est très forte, il a accusé Ali de couvrir le régicide de son oncle. Il va attaquer Ali en mai 657. Une négociation à lieu et on propose un arbitrage pour savoir si l’élection d’Ali est valide, Ali de calife est ramené au titre de prétendant. Mécontents, un nombre important de partisans d’Ali se soulèvent et le quittent: ce sont les “Kharidjites” qui réapparaîtront souvent dans l’histoire de l’Islam. Ali est affaibli, il subit des pertes, Mu’awiya s’empare de l’Egypte, razzie l’Irak. En 661, Ali est assassiné par un Kharidjite, son fils aîné Hasan renonce à la lutte et transfère ses droits à Mu’awiya qui est proclamé calife.
Cette lutte entre Ali et Mu’awiya va être à la base d’une contestation perpétuelle du pouvoir dans le monde arabe. Les Omeyyades et les Abbassides auront continûment maille à partir avec les Alides qui seront d’ailleurs à la base d’une sécession religieuse: le shi’isme.
Mu’awiya devra centraliser et organiser le califat. Il choisit Damas comme capitale. Pour s’affirmer, il se fit champion de l’islam et chef de la djihad ce qui lui permit de recevoir l’allégeance religieuse de la plupart des Arabes.

 

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Les Omeyyades (661- 750):
La souveraineté établie par Mu’awiya fut fondamentalement arabe, elle fut une reprise et une extension de l’autorité du sayyid pré-islamique.
L’administration du Califat est calquée sur l’appareil administratif des Byzantins et des Sassanides. Très vite, on utilise les fonctionnaires de l’ancien appareil gouvernemental. Le secrétaire privé de Mu’awiya est un chrétien de Syrie. L’empire continue de s’accroître régulièrement, les Arabes s’emparent de Herat, de Kaboul, de Boukhara et attaquent Constantinople. Les guerres avec Byzance, surtout en Afrique du Nord, servent à rehausser le prestige religieux du calife et à donner une formation et une expérience supérieures à l’armée.
En 680, Yazid succède à son père sans grande difficulté. Sa grande malchance viendra des événements d’Irak. Un mouvement en faveur d’Husayn, fils cadet d’Ali, y est né. Lors de la bataille de Karbala, Husayn est massacré avec presque toute sa famille, seul Ali, un de ses fils, en réchappe. Les conséquences du martyre des Alides vont provoquer une scission dans le monde musulman qui sera une source perpétuelle de conflits.
En 683, Yazid meurt, son fils Mu’awiya II lui succède et meurt après six mois. Marwan (684-685) membre d’une autre branche des Omeyyades devient calife puis son fils Abd al-Malik (685-705) qui restaure l’unité de l’empire.
La société omeyyade est fondée sur la domination des Arabes qui forment surtout une caste sociale héréditaire. Ils ne paient pas de taxe sur leurs terres et forment l’immense majorité des guerriers inscrits au “Diwan” (pensions annuelles et mensuelles). Les domaines abandonnés par les propriétaires byzantins forment les “mawat” (terres mortes) qui sont redistribuées par l’accord de concessions, système similaire au système de “l’emphytensis” des Byzantins, qui impose l’obligation de cultiver la terre, de collecter et remettre l’impôt au gouvernement. Ces terres deviendront rapidement des propriétés privées. On ne connaît pas avec précision le nombre des Arabes qui s’établissent sur les provinces conquises. Pour la Syrie et la Palestine, on les estime à deux cent mille personnes, majoritairement des soldats, des fonctionnaires et des bédouins. Une source égyptienne estime le nombre de paysans arabes établis en Egypte à trois mille.
Peu à peu les populations s’islamisèrent pour échapper à l’impôt de capitation auquel elles sont astreintes. On les appelle “mawâli” ou clients, en font partie tous les Araméens, Egyptiens, Berbères et autres convertis non-arabes. Les sectateurs des religions tolérées, celles du Livre, à savoir les juifs, les chrétiens, les sabéens, connus comme “dhimmis” jouissent de la protection de l’Etat en échange du paiement d’impôts plus élevés. Très vite les mawâli dépassent les Arabes en nombre. Ils forment la majorité de la population urbaine souvent mécontente à cause des discriminations qui subsistent. Leurs griefs, surtout en Irak, vont trouver une expression religieuse dans le mouvement shi’ite: le parti d’Ali, “shi’atu Ali”. Cette opposition va s’étendre aux Arabes qui vont plus tard l’exporter en Iran, surtout dans la ville garnison de Qum. Les demi-Arabes (issus de mères non-arabes), eux aussi, vont faire partie des mécontents, les coutumes tribales les excluant de la succession aux privilèges. Malgré tout, les partisans du régime ne sont pas exclusivement arabes, on y trouve d’importants éléments de l’aristocratie ancienne qui ont gardé leurs fonctions et leurs privilèges. Les Kharidjites continuent à rejeter l’Etat centralisé, leur mouvement purement religieux au départ se transforme en opposition belliqueuse et anarchique. Ils seront cependant très vite affaiblis par leurs divisions internes.
Les califes omeyyades se succèdent avec plus ou moins de réussite, citons ‘Umar II, Yazid II, Hisham. Après la mort de celui-ci, le royaume s’achemine vers sa chute, surtout due à l’opposition de plus en plus active des shi’ites. Le dernier des Omeyyades, Marwan II (744-750), né d’une mère kurde, est un souverain intelligent et capable mais il est trop tard pour sauver la dynastie. En 747, éclate le coup d’état et les étendards noirs des Abbassides se lèvent dans tout le Khorasan. Les armées sont dirigées par Abû Muslim, mawla d’Irak qui envoyé dans le Khorasan avait rencontré un succès considérable dans la population aussi bien chez les Arabes que chez les Persans de cette province. Les Omeyyades sont écrasés à la bataille du Grand Zab (en pays kurde), l’Abbasside Abû’l Abbâs est proclamé calife sous le nom d’al-Saffah.
Une civilisation florissante est née dès les débuts du royaume arabe. Qu’est-ce qui peut en expliquer l’efflorescence exceptionnelle qui se manifeste si rapidement après la conquête? La grande force des conquérants arabes et musulmans est de ne pas avoir détruit les cultures des pays conquis mais au contraire de s’en imprégner et de les prendre à leur compte. Rappelons combien, à l’inverse, une conquête tout aussi fulgurante comme l’invasion des Amériques par les Européens et dont un des ferments était également une conviction religieuse fut destructrice et génocidaire pour les civilisations amérindiennes du Nord, du Centre et du Sud. Après la conquête, tout s’élabore avec la collaboration des peuples conquis: Syriens, Persans, Egyptiens. Cette civilisation n’est pas entièrement d’essence musulmane et elle doit beaucoup à l’influence des chrétiens, des juifs, des zoroastriens qui y participent, même si son principal moyen d’expression est la langue arabe et même si elle est dominée par l’islam. Les conquêtes ont fait de l’arabe une langue impériale. C’est une langue sémitique et peut-être la plus riche d’entre elles, elle a développé un langage et une tradition poétique d’une remarquable richesse. Sa poésie dès la période pré-islamique chante, avec un incroyable raffinement dans les nuances, l’amour, le vin, la guerre, la valeur martiale des hommes, la beauté des femmes, des montagnes, du désert. L’arabe va s’enrichir par l’emprunt de mots grecs et persans pour ce qui concerne le domaine administratif, de mots syriaques et même hébreux pour le domaine religieux, les termes scientifiques et philosophiques quant à eux seront largement empruntés au grec.
L’influence de l’hellénisme, spécialement pour les sciences, la philosophie, l’art et l’architecture et même pour la littérature fut la plus importante. On peut d’ailleurs affirmer que l’islam est le deuxième légataire de la civilisation grecque à côté du christianisme. C’est d’ailleurs grâce à l’immense effort de traduction en arabe des livres grecs soit directement à partir des originaux soit à partir des versions syriaques que l’Occident va retrouver l’héritage hellénique. Dès ‘Umar II, un juif de Bassora traduit les livres médicaux syriaques, les chrétiens syriens traduisent des philosophes dont Aristote et Platon. On traduit également les ouvrages de physique, de mathématiques, d’astronomie. Ce mouvement de traduction ne cessera pas au temps des Abbassides et il prendra encore plus d’expansion. Citons parmi les traducteurs syriaques les plus célèbres: Jacques d’Edesse, Hnanisho, Georges évêque des Arabes. On peut parler également des écoles philosophiques qui continuent à fonctionner telles l’école de Hira, de Nisibe, d’Arbéles. Ibn Khaldûn pourra dire dans son “Muggaddima”: “dès que les Arabes adoptèrent une culture sédentaire, ils voulurent étudier les sciences philosophiques dont ils avaient entendu parler par les évêques et les prêtres de leurs pays chrétiens”.
L’arabisation des provinces conquises est le véritable miracle de l’expansion arabe. Au Xle siècle l’arabe sera devenu la langue véhiculaire la plus répandue de la Perse aux Pyrénées mais aussi le principal instrument de culture ayant supplanté les anciennes langues culturelles comme le copte, l’araméen, le grec et le latin.
Les Arabes vont aussi prolonger la tradition gréco-romaine d’art et d’architecture qu’ils vont transformer en produisant d’insolites merveilles résultat d’une harmonieuse osmose. L’influence sassanide se fera sentir plus tardivement à l’époque abbasside. La tendance byzantine à l’abstraction est accentuée dans l’art islamique ou l’interdiction de toute représentation finit par déboucher sur un art du dessin stylisé et purement géométrique. Dès la construction des châteaux omeyyades de Syrie, on peut constater l’éclectisme et l’originalité de l’architecture arabe. Citons parmi les chefs d’oeuvre les plus connus: le dôme du Rocher à al Kods et la mosquée des Omeyyades à Damas.
La première chose qui s’impose à l’esprit c’est le pouvoir d’assimilation de la culture arabe qui va unir en une seule société deux cultures auparavant antagonistes: la tradition millénaire et diversifiée de la Méditerranée proche-orientale à la fois grecque et romaine et la richesse infinie de la civilisation iranienne. Cela donnera une civilisation nouvelle bigarrée dans ses origines.
La société arabe de cette époque aura aussi une autre caractéristique: sa tolérance et ce, à la différence des contemporains occidentaux, cet aspect sera développé plus particulièrement dans la partie consacrée à l’Espagne musulmane.
Les Abbassides (749-1258):
Les Abbassides étaient les descendants d’al-Abbâs, oncle de Mohammed. Selon les lois tribales de l’Arabie pré-islamique qui déniaient aux femmes le droit d’hériter, ils étaient les véritables héritiers du Prophète. Leur arrivée au pouvoir est le résultat de la conjonction de plusieurs facteurs: la bonne organisation d’un mouvement clandestin agissant dans une région lointaine (le Khorasan), la lente maturation de la propagande anti-omeyyade, la permanence d’une agitation shi’ite née autour des Alides, la rivalité entre groupes tribaux arabes, le mécontentement des mawâli surtout au Khorasan et les difficultés politiques et militaires des califes de Damas.
C’est à tort qu’on a souvent présenté le triomphe des Abbassides comme la victoire des Persans sur les Arabes. Si certains antagonismes ethniques ont joué, il est un fait que les deux armées opposées comptaient autant d’Arabes l’une que l’autre et elles comprenaient de part et d’autres des Persans et des mawâli.
Une des caractéristiques de la nouvelle dynastie fut l’abandon définitif du principe aristocratique de la descendance non seulement du côté paternel mais aussi du côté maternel, il avait d’ailleurs déjà connu quelques ratés chez les Omeyyades: Marwan ll était né d’une mère kurde probablement esclave. Si al-Saffah (749-754) est né d’une mère arabe libre, la situation des successeurs montre avec évidence que l’origine des mères n’eut plus aucune importance et le célèbre Harun al-Rashid (786-809) était le fils d’une esclave d’origine inconnue et al-Ma’mun (813-817) le fils d’une concubine iranienne. Le prestige tribal ayant perdu sa valeur, les tribus arabes perdirent leur importance et les mawâli acquirent l’égalité.
Le premier changement immédiat et visible fut le transfert de la capitale, de Damas à Bagdad, elle fut fondée par al-Mansûr sur la rive gauche du Tigre près de l’ancienne capitale partho-sassanide de Ctésiphon. Le nom du village persan qui occupait le site était Baghdad ce qui signifie “don de dieu”. Al-Mansûr lui donna le nom officiel de “Madinat al-Salam” (cité de la paix) mais c’est sous son nom d’origine qu’elle devint célèbre. Elle était idéalement placée sur une position clef de carrefour pour toutes les routes commerciales y compris celle des Indes. Le centre de Bagdad était “la ville ronde”, citadelle fortifiée où résidait le calife, les hauts fonctionnaires et la garde prétorienne issue du Khorasan. Autour de la ville ronde, se développa une métropole commerciale des plus actives.
La nouvelle dynastie acheva un processus d’évolution dans l’organisation de l’Etat. Le calife devint un autocrate revendiquant un pouvoir d’origine divine pour asseoir son pouvoir. Les Abbassides furent plus puissants que les Omeyyades car ils ne dépendaient plus du bon vouloir des Arabes mais cependant, il leur manqua toujours le soutien d’une caste féodale et d’un clergé établi comme celui qui avait soutenu les Sassanides. Leur système de gouvernement était une imitation délibérée des coutumes de ceux-ci transmises par les fonctionnaires iraniens. L’administration était organisée en une série de diwan utilisant une nuée de fonctionnaires dirigés par le vizir ( wazir en arabe). L’un des premiers vizirs fut un Iranien islamisé Khalid al-Barmaki qui fut le premier d’une “dynastie” de vizirs, les Barmakides qui gardèrent les postes importants jusqu’à leur destitution par Harûn al-Rashîd en 803. Très vite les troupes militaires dont le noyau était formé par les gardes du Khorasan furent remplacées par des mercenaires esclaves dont la plupart étaient des Turcs d’Asie Centrale connus sous le nom de mamelouks.
Les Abbassides étaient venus au pouvoir portés, entre autres, par un pouvoir religieux. Cette dynastie allait gouverner grâce à un mélange politique de religion et de royauté.
Les changements économiques furent importants: l’empire a de riches ressources en blé, orge et riz produits dans les grandes vallées irriguées, les dattes et les olives abondent, la canne à sucre et le coton sont largement cultivés, les métaux des provinces orientales affluent ainsi que les pierres précieuses des Indes et les perles d’Oman si recherchées, l’or indispensable vient du Soudan et de Nubie. Tout fut mis en oeuvre pour que le niveau technologique de l’agriculture et de l’industrie s’améliore. Sous Harun al-Rashid, l’usage du papier fut introduit en Irak, il avait été inventé par les Chinois. D’Irak, il allait se répandre en Egypte, au Maghreb, en Espagne. Il permit la production rapide de livres moins chers ce qui eut un impact culturel et intellectuel comparable à celui de l’imprimerie bien plus tard en Occident. L’ordre et la sécurité qui régnaient dans l’empire rendirent possible un développement commercial intensif, il était de vaste ampleur: à partir des ports du golfe Persique on allait à Ceylan, en Chine, aux Indes, via l’Asie Centrale on importait de Chine où des commerçants arabes s’étaient établis, des soies, des céramiques, des épices. De Byzance arrivaient les vaisselles d’or et d’argent, les eunuques blancs, les bijoux, les femmes esclaves souvent d’origine slave. Des Indes venaient les rubis, les saphirs, les éléphants et l’ébène. Le commerce s’étendait jusque dans la lointaine Scandinavie, on a retrouvé en Suède des trésors de milliers de pièces arabes en or. Le commerce avec l’Europe de l’Ouest fut repris par les juifs qui servaient d’intermédiaires entre deux mondes hostiles. Au lXe siècle, ce commerce international donna naissance au développement des banques dont le centre se trouvait à Bagdad. On utilisait des chèques (sakka), des lettres de crédit. Un chèque émis à Bagdad pouvait être encaissé au Maroc. La plupart des banquiers étaient juifs ou chrétiens mais on connaît quelques banquiers musulmans car certaines écoles d’interprétation de la charia estimaient qu’un taux d’intérêt raisonnable n’était pas de l’usure.
L’arabisation par la langue et la religion continuait. Les dhimmis, pourtant citoyens de seconde zone et soumis à des discriminations fiscales et sociales, avaient une position bien supérieure à celles des communautés établies en Europe Occidentale de la même époque et qui avaient le malheur d’être en marge de l’Eglise. Ils jouissaient du libre exercice de leur culte et de droits de propriété normaux, de plus ils étaient souvent employés au service de l’Etat.
L’empire fondé par al-Mansûr (754-775) parut solide jusqu’au règne de Harûn al-Rashîd (786-809) qui marque l’apogée de la puissance abbasside. A la mort de Harûn, les conflits latents éclatèrent en guerre civile opposant ses fils: al-Amîn soutenu en Irak et al-Ma’mun soutenu en Perse. Ce fut ce dernier qui triompha. Ces conflits de succession qui, à partir de cette époque, allaient ponctuellement se répéter favorisèrent l’installation de dynasties locales en Iran: les Tâhirides, les Saffârides et les Samanides. A l’Ouest, le Maghreb et l’Espagne devinrent virtuellement indépendants. L’Egypte gouvernée par les Tulunides, une dynastie mamelouk, fit sécession et étendit rapidement sa domination à la Syrie. Les tribus du désert reprirent leur indépendance. Il y eut de brèves dynasties bédouines comme les Hamdanides de Mossoul et d’Alep. L’autorité du calife chancelait et les désordres financiers augmentaient. Parallèlement, la contestation religieuse s’amplifiait, les nouvelles doctrines, les “Mahdi”, les prophètes proliféraient. La plupart du temps, la contestation avait pour base les diverses revendications des Alides mais on assista également à la rébellion du mouvement mazdakite dont les adeptes se recrutaient parmi les hérétiques musulmans et zoroastriens. Un des soulèvements le plus grave et le plus long (816-837) fut celui de Babâk, issu d’un mouvement anti-arabe à tendances syncrétistes et pro-mazdéennes et installé dans les montagnes à l’est de l’Azerbaïdjan. Les Chroniques Syriennes le disent kurde et il n’y a aucune raison valable d’en douter. Il faut également rappeler la révolte des Zandj, les esclaves noirs des marais salants de Bassora dont la répression fut sanglante. A la même époque apparaît le mouvement des Ismaéliens qui ont hérité de la violence radicale des premiers shi’ites. Leur doctrine d’essence ésotérique était basée sur un amalgame d’idées néoplatoniciennes et indiennes superposées à l’islam shi’ite. Al-Ghazali notera plus tard que le principal danger de la secte était sa force d’attraction sur le menu peuple. A la même époque se fixèrent et se confirmèrent les quatre principales écoles d’interprétation de la charia, à savoir le malékisme, le chafiisme, le hanafisme et le hanbalisme.
Il nous faut également évoquer un mouvement intéressant et fort peu connu en Europe de la pensée islamique: le mutazilisme de mu’taliza qui signifie ceux qui se tiennent à l’écart, cette doctrine était essentiellement basée sur le libre arbitre de l’homme qui choisit le bien ou le mal en toute liberté et sans aucune prédestination, on reconnaît directement l’influence du zoroastrisme. Elle insistait également sur l’affirmation de l’unicité et de la justice divines donc la négation des attributs divins. Cette doctrine impliquait que le Coran ne pouvait pas être considéré comme incréé mais bien créé ce qui lui enlevait sa part d’éternité et l’intégrait dans une époque, celle de la révélation.
Si al-Ma’mun avait pu rétablir la puissance des Abbassides, après lui, la situation ne fit que s’empirer. Son frère et successeur al-Mu’tasim (833-842) fut rapidement reconnu mais c’est à partir de son règne que les califes vont perdre le contrôle de leur garde prétorienne qui sera surtout composée de Turcs islamisés (mamelouks). C’est pour eux qu’al-Mu’tasim fonda Samarra pour, entre autres, les caserner tant la population de Bagdad ne les supportait plus. Le calife va d’ailleurs s’installer également à Samarra, entouré de ses armées “fidèles” et de ses fonctionnaires. A côté des Turcs, il utilisa également des Maghâriba (Maghrébins) issus d’Egypte et du Soudan mais dont l’importance ne cessera de décroître. A al-Mu’tasim succéda son fils al-Wâthiq encore jeune et vite remplacé par al-Mutawakkil (847) qui fut assassiné en 861 par un chef turc.
Les califes de plus en plus falots se succèdent rapidement. Pour essayer d’échapper à la domination de l’armée, al-Mu’tawid (870-892) se réinstalla à Bagdad, siège du califat, mais lui et ses successeurs seront de plus en plus en butte aux révoltes et aux intrigues. On baigne dans un traditionalisme délétère et on s’enfonce dans l’immobilisme. C’est en 945 que le califat abbasside franchit une étape supplémentaire de son déclin. Les Bouwahydes, dynastie iranienne, envahissent l’Irak et s’emparent de la capitale. Ils gouvernent mais ils ne touchent pas aux califes devenus des marionnettes. On peut affirmer que dans le Proche et Moyen-Orient, l’âge d’or de la civilisation arabe est terminé.
Bagdad, entre-temps, était devenue une immense métropole de quatre mille hectares alors que Constantinople n’en comptait que mille six cents. La ville était encore plus riche et peuplée qu’au temps de Hârun al-Rashîd. La vie intellectuelle et les activités économiques y étaient des plus intenses. L’arabisation qui est le véritable miracle de l’expansion arabe était pratiquement accomplie et ce dès al-Ma’mun. Les grands esprits de l’époque, même non-arabes, utilisaient la langue arabe, citons le médecin al-Razi, Ibn Sina, médecin et philosophe et le plus grand de tous: al Biruni, médecin, philosophe, physicien et astronome et tant d’autres, tous relevaient de la civilisation arabe.
La littérature théologique commencée sous l’influence du christianisme et de la pensée grecque proliféra. Cette pensée dont l’influence fut fondamentale en philosophie et dans toutes les sciences, fut de plus en plus présente grâce à l’immense effort de traduction des Syriaques et des Arabes. C’est sous le califat d’al-Ma’mun que fut fondée en 834, “la Maison de la Sagesse” (bayt al hekmat), sorte d’académie responsable des traductions et de la recherche ce qui provoqua un fameux essor des sciences profanes. C’est à cette époque que les traductions d’Aristote influencèrent l’ensemble de la philosophie et de la théologie de l’islam influençant des penseurs musulmans comme al-Kindi, al-Farabi, Ibn Sina et Ibn Rushd. Sur le plan social, les avancées sont également importantes. Bagdad et d’autres villes du califat avaient des hôpitaux ouverts à tous, les pauvres et les infirmes étaient recueillis et soignés. L’instruction était largement répandue et ouverte à tous.
La conquête de la péninsule ibérique et l’installation des Omeyyades:
Nous avons vu dans la première partie comment la conquête du Maghreb s’était effectuée. A l’époque la péninsule ibérique, si proche géographiquement, était aux mains des conquérants wisigoths, les dissensions dues aux rivalités entre les chefs de clans étaient constantes. Noyés dans la masse des autochtones composée d’éléments ethniques très divers, les Wisigoths n’avaient pas pu établir un pouvoir stable et unifié. En outre, les persécutions religieuses entre autres contre les juifs faisaient rage et les populations se sentaient brimées.
En 711 eut lieu le débarquement des Arabes. Tarik qui commandait à Tanger de fortes unités berbères et connaissait la faiblesse des Wisigoths avait préparé un plan de débarquement. Il envoya, en éclaireur, un officier, Tarif, accompagné de cinq cents hommes qui réussit un raid près d’Algésiras (en un lieu qui dorénavant s’appellera Tarifa). Encouragé par ce succès, Tarik prit lui-même le commandement d’une troupe de douze mille Berbères et aborda, en avril 711, à “Mons Calde” que l’on appellera Djebel Tarik (Gibraltar). La conquête fut rapide, les Wisigoths dirigés par Rodéric étaient lents à réagir. Une bataille eut lieu le 20 juillet 711 près de Cadix, dans la région de Sidonia et Rodéric fut tué, les Wisigoths étaient vaincus. Tarik s’élança à leur poursuite et prit Elvira, Murcie, Malaga, Cordoue. Le succès de Tarik inquiéta Musa ibn Nusair, gouverneur d’Afrique du Nord, et il lui donna l’ordre de stopper son avance. Musa débarqua en 712 avec dix-huit mille Arabes, surtout Yéménites, il était accompagné d’administrateurs, de généraux et d’hommes de religion. Il rejoignit Tarik qui le convainquit de l’importance d’un établissement permanent en Espagne et de la conquête de l’ensemble du pays. Celle-ci fut reprise en 714, Saragosse, Barcelone, Lérida tombèrent. La vieille Castille, la Galice et les Asturies furent envahies. Musa fit de Séville sa capitale et nomma son fils Aziz gouverneur puis partit vers Damas pour rendre compte de sa conquête au calife Walid. Ni lui, ni Tariq ne furent récompensés de leur conquête. Aziz fut assassiné en 716 et des gouverneurs se succéderont jusqu’à l’avènement des Omeyyades d’Espagne.
La pacification complète fut rapide et on lança des expéditions diverses au-delà des Pyrénées. On a tous en mémoire la bataille de Poitiers en octobre 732 où Charles Martel stoppa leur avance mais les razzias et expéditions en Languedoc ne stoppèrent pas pour autant, elles atteignirent même Autun. La période des gouverneurs ne fut qu’un long récit de querelles entre factions, entre Berbères et Arabes. Les Berbères méprisés par les Arabes se révoltaient, entre autres en Galice et en Léon, battus, ils se réfugiaient dans les montagnes.
Après la chute de Marwan ll, dernier calife de Damas, Abder Rahman, petit-fils d’Hisham et seul prince survivant au massacre des Omeyyades par les Abbassides, avait pu s’enfuir et avait traversé la Palestine, l’Egypte et l’Afrique du Nord. Ce fut une longue errance aventureuse de cinq ans. Il arriva enfin dans la tribu berbère des Nafza, à laquelle appartenait sa mère. Très vite, il comprit que sa seule chance de se tailler une principauté était en Espagne. Il savait qu’un fort noyau de mawâli syriens, des shamis ou gens de Damas, favorables aux Omeyyades étaient établis dans la région de Jaén. Le chef des mawâlis consulta al-Sumayl qui détenait le pouvoir au nom de Yusuf al-Fikri, gouverneur en titre, celui-ci après quelques mois de réflexion et une soirée bien arrosée donna une réponse positive qu’il regretta aussitôt mais il était trop tard. Entre-temps, Badr avait également obtenu l’allégeance des Yéménites d’Andaluz, sûr du succès, il repartit chercher Abder Rahman. Le navire les transportant aborda à Al-Munakab.
Le jeune prince, blond et de taille élevée, avait vingt six ans, il rassembla ses partisans et le 13 mai 751, aux portes de Cordoue, il culbuta les troupes de Yusuf qui s’était ravisé. Le prince se rendit immédiatement à la Grande Mosquée où il prononça la prière habituelle, il était émir d’Andaluz! La paix cependant n’était pas assurée. Tout au long de son règne, il devra combattre mais finira par assurer son pouvoir. Six ans à peine après leur anéantissement, la dynastie des Omeyyades était restaurée à l’extrémité occidentale de l’Empire. Elle gouvernera al-Andaluz pendant trois siècles.
Abder Rahman 1er mourut le 3 septembre 788 à Cordoue. Il est considéré par son courage et son intelligence comme un des plus grands souverains arabes. Il avait su organiser sa conquête et établir une ébauche d’Etat. Son oeuvre sera perfectionnée par ses successeurs. Son titre était “amir” (émir) ou “malik” (roi) et ce n’est que sous Abder Rahman lll, deux siècles plus tard que les émirs d’Espagne prendront le titre de calife. La capitale est Cordoue, l’émir au début gouverne lui-même secondé par un chambellan (radjib), il est Syrien entouré de Syriens et ce n’est que plus tard que les contacts se noueront avec Bagdad et les Abbassides. Le pays est divisé en provinces qui ont un ” wali” (gouverneur) à leur tête.
Au Vllle siècle, la population d’al-Andaluz est des plus hétérogènes, elle comprend des Arabes surtout dans le Sud-Est, des Berbères dont le nombre ne cessera d’augmenter et qui s’établissent surtout dans les montagnes où ils continuent leur existence de cultivateurs et de pasteurs, des Espagnols qui comprennent des chrétiens, des juifs, des muwallads et qui nombreux et bien organisés tiennent dans la société une place plus importante que les musulmans de naissance. La fusion de ces populations sera totale et ils perdront jusqu’au souvenir de leurs origines espagnoles qu’elles soient ibériques ou gothiques. Ceux qui garderont leur religion chrétienne ou juive seront appelés mozarabes. L’émir a permis aux chrétiens et aux juifs de conserver leurs lois et leurs magistrats, le régime est doux et les impôts supportables même s’ils doivent payer la capitation (djiziyya) qui varie selon la richesse. Le “haradj” (impôt sur la terre) quant à lui, est payé par tous les exploitants qu’ils soient musulmans ou non. Les conversions à l’islam sont loin d’être imposées et même peu favorisées puisqu’un converti ne paie plus la capitation.
Très vite les cultures s’améliorèrent grâce aux techniques d’irrigation importées. L’esclavage perdit son caractère brutal et coercitif, l’esclave est généralement libéré après quelques années et s’il se convertit à l’islam, il est immédiatement affranchi, on est loin du servage pratiqué dans le reste de l’Occident. L’islamisation fut rapide, plus rapide qu’au Proche et Moyen-Orient, dans la mesure où le christianisme n’avait pas encore de profondes racines, de plus la population avait connu le passage de l’arianisme au catholicisme et l’éducation religieuse avait été quasi nulle.
Hisham, second fils d’Abder Rahman lui succéda, il était sérieux, pieux et cultivé. Sous Hisham auront lieu des expéditions guerrières contre les principautés du Nord qui ne cesseront de s’affaiblir. A Hisham succèdera, en 796, al-Hakam qui laissera un mauvais souvenir en gouvernant par la terreur mais qui malgré tout sera un excellent diplomate. En 822, à la mort d’al-Hakam, le royaume était calme, l’administration et l’armée fonctionnaient bien, tout était en place pour accueillir de grands souverains.
Abder Rahman ll succède à son père, c’est un mécène, grand protecteur des arts et des lettres, amoureux de la superbe culture des califes de Bagdad, il veut la transposer en Espagne. C’est l’époque de l’arrivée de “Ziryab” qui transfuge de la cour abbasside apporte tous les raffinements de Bagdad à Cordoue.
Ziryab, surnom qui signifie “oiseau au plumage noir” sera l’instrument d’un véritable bouleversement que connaîtra la civilisation de l’Espagne musulmane. Né en Mésopotamie, il était d’origine kurde. Elève du fameux chanteur Isaac al-Mawsili, il fut entendu par Harûn al-Rashîd qui l’apprécia au plus haut point. C’est à lui qu’on doit le luth à cinq cordes. Craignant les intrigues de la cour abbasside, Ziryab proposa à l’émir de Cordoue de se rendre à sa cour, celui-ci l’accueillit à bras ouverts et le traita avec les plus grands égards, comme un prince. Devenu intime de l’émir, celui-ci apprécie sa culture, sa musique, sa connaissance encyclopédique dans les domaines les plus variés. Il crée à Cordoue un conservatoire où on enseigne son système de notation musicale révolutionnaire, il introduit “le chant médinois” qui inspirera le “cante jondo”. Excellent poète, Ziryab a aussi étudié l’astronomie et la géographie. Il apporte à la cour des règles d’élégance nouvelles et raffinées dont les déodorants. Même les règles de la table sont modifiées, l’on instaure une ordonnance dans la succession des plats qui jusqu’alors était complètement inconnue: commencer par un potage puis les poissons et les viandes et terminer par les desserts. On lui attribue l’invention des confitures, du nougat et du massepain. C’est également lui qui introduit l’asperge dont immédiatement la haute société s’engoue. Son influence s’exerce dans tous les domaines de la vie, c’est également lui qui introduit le jeu d’échecs pratiqué en Iran depuis le lVe siècle et le polo. Il apporte de nouvelles méthodes d’irrigation venues de Perse ( les “kanat”, système qui remonte à l’Ourartou au lXe siècle A.C. ) ce qui permet d’étendre les cultures les plus diverses (coton, riz, aubergine, citronniers, orangers, safran etc.. Tout aussi curieusement et ceci confirme ses origines kurdes, il introduit des coutumes de son peuple comme la célébration de Naurouz (jour de l’an lié à l’apparition du printemps) et les régates qui elles sont typiquement iraniennes.
Au cours de son règne Abder Rahman ll connut les premières attaques des Vikings. Quelques contacts eurent lieu avec Byzance mais sans grands résultats. La fin du règne d’Abder Rahman fut assombrie par les intrigues, il mourut en 852. Son fils Mohammed lui succède, très vite il doit tenir tête à une révolte à Tolède, à l’insurrection d’Omar ibn Hafsun, descendant converti à l’islam d’un chef wisigoth. L’émir meurt, son fils Mundhir lui succède puis en 888 c’est le tour d’Abdallah. Commencent alors des années de désordre et brigandage. En 912, Abdallah meurt, son petit-fils Abdar Rahman lll hérite du trône, il a vingt-deux ans. Son avènement se passe sans problème, il restaure l’ordre et en 930 se proclame calife sans se soucier du califat abbasside en pleine déliquescence. C’est une époque splendide, Abdar Rahman construit des palais, agrandit la mosquée de Cordoue et en 936, décide de bâtir une nouvelle demeure digne de lui, ce sera Madinat al-Zahra du nom de sa favorite, véritable ville en dehors de la ville, à quelques kilomètres de Cordoue. On raconte que sa splendeur n’avait pas de pareille, les matériaux les plus rares venant d’Europe et d’Afrique furent utilisés, malheureusement en 1010, elle sera pillée par les Berbères et sous les rois catholiques, elle servira de carrière, triste fin pour une merveille architecturale.
Abdar Rahman meurt en 961, il laisse à son fils al-Hakam un royaume prospère et pacifié. Le règne de celui-ci est demeuré dans l’histoire de l’Espagne musulmane comme une période de paix et de grandeur. C’est un des princes les plus cultivés du monde arabe, il est passionné de sciences, de belles lettres et de beaux-arts. Cordoue devient la capitale méditerranéenne de la culture et le centre de la science.
En 976, il meurt, son fils malheureux adolescent, aura du mal à s’imposer, recommence le temps des intrigues, c’est l’époque de la dictature de “Mansûr” (al Manzor) proclamé hadjib dont le seul mérite sera de réorganiser l’armée et de faire achever la grande mosquée de Cordoue qui reste un des témoignages les plus prestigieux de l’art arabe. Les guerres et les luttes s’intensifient autant à l’intérieur du pays qu’avec les rois chrétiens du Nord de l’Espagne qui mieux organisés deviennent plus puissants. Un malheureux épisode de son règne est la destruction par les Arabes de Saint Jacques de Compostelle ce qui va développer un vif sentiment de haine et un esprit de vengeance chez les chrétiens, cela renforcera leur solidarité. On peut affirmer que c’est à ce moment là que naît la Reconquista.
En 1002, Mansûr qui avait confisqué le pouvoir du calife meurt. Après lui s’intensifie le temps du malheur, c’est la guerre civile et bientôt la fin du califat omeyyade qui, en 1029, s’effondre comme un château de cartes. A la fin du califat, étaient apparus les “Reyes de Taifas”, usurpateurs à la tête de petites principautés. L’anarchie qu’ils causent provoqua, en 1086, l’arrivée des Almoravides, dynastie berbère d’Afrique du Nord qui subjuguent l’Espagne, ils seront remplacés en 1147 par les Almohades. On pouvait penser que ces troubles avec leur cortège de crimes et l’intolérance apportée par les dynasties berbères allait faire glisser l’Espagne musulmane vers une époque de barbarie. Il n’en fut rien. Au contraire, assez paradoxalement, on assista à une poussée culturelle et une fièvre intellectuelle incroyables, qui perdurèrent tout en s’affaiblissant jusqu’à la fin des Abencérages de Grenade en 1492.
La civilisation de l’Espagne musulmane
Très rapidement après la conquête, comme au Moyen-Orient, l’arabe deviendra la langue commune même si les autres subsistent comme langues vernaculaires. Cette communauté de langue est un élément essentiel de l’émergence d’une communauté de pensée et un vecteur de communication entre les savants et les cercles intellectuels.
En philosophie, de grands noms dominent, le plus célèbre est probablement Ibn Rushd (Averroès) né à Cordoue en 1126 et mort à Marrakech en 1198. Sa curiosité est universelle, il étudie l’astronomie, les mathématiques mais son oeuvre essentielle sont ses commentaires sur Aristote qui traduits en latin influenceront des théologiens comme Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Suger de Brabant et d’autres, c’est par lui que la pensée d’Aristote sera véhiculée en Europe. Il faut noter que les originaux arabes de l’oeuvre Ibn Rushd ont été perdus. Avant lui, d’autres philosophes féconds avaient produit des oeuvres intéressantes comme Ibn Bajdja et Ibn Tufayl. On ne peut pas passer sous silence Maimonide dont “Le guide des égarés” a tant influencé le judaïsme. Rationaliste, il nie l’immortalité de l’âme mais défend les lois, religieuses, seules capables selon lui de régler la vie des hommes. Sa célébrité en tant que penseur et surtout comme médecin fera qu’il sera appelé à la cour des Ayyubides.
La médecine aussi compte de grands savants dont Avenzoar, grand thérapeute, al-Zahrawi dit Abulcassis, né près de Cordoue en 926 et qui passe pour avoir été le plus grand clinicien de l’époque, il établit une véritable encyclopédie en trente volumes: le “Tasrif”, qui décrit toutes les maladies et les moyens d’y remédier, citons les sutures, la trépanation, la cautérisation des plaies. Cet homme d’avant-garde va étudier l’anatomie et pratiquer la dissection.
On ne peut passer sous silence le plus grand géographe de l’époque, al-Idrisi que l’on étudia jusqu’à l’époque moderne. Né à Ceuta vers 1100, il s’établit à la cour du roi Roger de Sicile. Son grand ouvrage de géographie: “Le livre de Roger” comprend un planisphère qui fera longtemps autorité et il établit la division de la terre en climats qui préfigurent les latitudes.
Citons l’astronome Azarquiel, Ibn Muadh, auteur d’une trigonométrie sphérique, Ibn Wafid qui spécialisé en agronomie se livra à des expériences de fécondation artificielle sur les plantes. Les mathématiques et surtout l’algèbre connurent aussi un large développement grâce aux savants arabes.
C’est également en Andaluz que naquit le plus grand soufi de la religion musulmane: Ibn al-Arabî, né en 1165 à Murcie qui voyagea dans tout le monde musulman et mourut à Damas en 1249. Pour Ibn al-Arabî, Dieu est inconnaissable et n’a pas d’attributs. Son influence sur la mystique musulmane et même chrétienne fut considérable. Elle se développa en Syrie, aux Indes, en Turquie où elle influença al-Rumi (Mevlana). Sa doctrine proche du monisme allait devenir un des dogmes principaux du soufisme.
Citation tirée du “Traité de l’Unité”:
“Car ce que tu crois autre qu’Allah n’est pas autre qu’Allah mais tu ne le sais pas. Lorsque tu prendras connaissance de ce qu’est ton âme, tu seras débarrassé de ton dualisme et tu sauras que tu n’es autre qu’Allah. Le prophète a dit: celui qui se connaît lui-même connaît son seigneur. Tu sauras alors que tu ne t’anéantiras pas, que tu n’as jamais cessé d’exister.”
L’art hispano-arabe est essentiellement le reflet d’une double influence orientale, celle des Omeyyades de Syrie souvent inspirée de Byzance et celle des Abbassides marquée par les Sassanides de Perse. C’est un art aux multiples facettes. Le décor est d’une remarquable diversité et utilise tous les matériaux, la brique, la pierre, le stuc en forme de fleurs, d’entrelacs, d’écriture. Citons aussi la technique de la terre émaillée venue de l’Irak abbasside, la céramique à reflets métallisés sera une de leurs plus belles productions. La mosaïque aussi, apportée de Byzance, sera renouvelée dans un grand esprit d’invention, il suffit de regarder les mosaïques à fond d’or d’une extrême richesse de la mosquée de Cordoue qui sont un des plus beaux témoignages de cet art.
L’architecture hispano-arabe est aussi d’une grande diversité est aussi d’une grande diversité. Elle pérennise l’art de la coupole qui, hérité de Byzance, trouvera cependant sa plus grandiose expression dans les mosquées ottomanes. En Andaluz, on reste admiratif devant les arcs polylobés et en fer à cheval, les claveaux (clefs de voûte) sculptés. Avec la mosquée de Cordoue, l’Alhambra de Grenade reste probablement l’exemple le plus achevé, le plus accompli de cette architecture. Personne ne peut rester insensible à sa merveilleuse harmonie, à son raffinement, à la diversité de ses styles. Cette perfection architecturale et artistique ne va pas s’éteindre après la Reconquista, l’art mudéjar, l’art des musulmans continuant à vivre et travailler sous la domination du vainqueur chrétien jusqu’à leur expulsion dramatique en 1609 va le prolonger. Rappelons que cette expulsion des Arabes avait été précédée de l’expulsion des juifs en 1492, tout aussi malencontreuse surtout pour le commerce et l’industrie de l’Espagne chrétienne.
Les arts mineurs connurent, eux aussi, un grand éclat. Citons les céramiques qui s’appellent majoliques (de Malaga) et essaimeront en Italie et dans toute l’Europe. Les bijoux d’une rare finesse atteindront un haut degré de perfection, ils se caractérisent par le travail des fils entrelacés, l’art du cloisonné, leurs héritiers sont les bijoux de Tolède qui bien plus modestes sont toutefois encore appréciés. Les ivoires sculptés sont parmi les plus beaux du Moyen-âge ainsi que les sculptures au trépan qui décorent la plupart des monuments d’al Andaluz.
On ne peut pas conclure sans toucher un mot de la civilisation urbaine particulièrement vivace comme dans l’ensemble du monde arabe et du commerce, celui-ci s’étendra à toute la Méditerranée, il était aux mains des musulmans et des juifs.
Cet exposé est loin d’être exhaustif, autant en ce qui concerne le Proche et Moyen-Orient que pour l’Espagne musulmane. Il a simplement pour but de rappeler à nos mémoires défaillantes combien l’apport de la culture arabe fut essentiel dans l’histoire de la civilisation occidentale. Son rôle ne fut pas seulement celui de charnière ou de transmission entre le monde hellénistique, persan et le nôtre. Il y ajouta un génie et une originalité propres. Il est indécent de parler à ce propos de choc des civilisations, c’est d’ailleurs une terminologie à rejeter. Les civilisations s’interpénètrent et sont le témoignage du génie de l’homme, de sa seule éternité.
Bibliographie:
* Histoire des Arabes – A. Hourani – Seuil 1993
* Les hommes de l’Islam – L. Gardet – Ed. Complexe 1977
* Les Arabes dans l’Histoire – B. Lewis – Flammarion 1993
* L’Espagne musulmane – A. Clot – Perrin 1999
* L’Etat impérial des califes abbassides – D. Sourdel – PUF 1999

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