Été 2000, la Turquie se dote d’un nouveau système pénitentiaire : 11 prisons « de type F » dont le régime spécial d’isolement carcéral devait servir à briser définitivement la combativité de prisonniers politiques qui, au bout de décennies de résistances et de sacrifices, avaient réussi à développer un espace de vie communautaire dans de grandes chambrées. Devant l’imminence de l’ouverture des « prisons-cercueils » et du transfert des détenus politiques, un mouvement de protestation sans précédent vit le jour, très tôt relayé par la société civile. Le 20 octobre 2000, les militants de la gauche clandestine entamèrent une grève de la faim au finish, préférant mourir de faim que de solitude. Mais le 19 décembre, soit deux mois après le début du « jeûne de la mort », l’armée intervint simultanément dans 20 prisons du pays. Un véritable déluge de feu s’abattit alors sur les centaines de détenus politiques insoumis.
La tendresse du ministre, la détresse des prisonnières
Au total, 28 d’entre eux périrent. Certains furent abattus par balles, asphyxiés ou brûlés vifs par les milliers de bombes fumigènes, chimiques et incendiaires lancées depuis les toits des prisons par les militaires. Rien qu’au pénitencier de Bayramapasa, 6 femmes du dortoir du DHKP-C sont mortes carbonisées. Elles ont eu beau supplier que l’on actionnât les pompes anti-incendies, les cerbères de l’armée ont poussé le vice jusqu’à leur lancer des couvertures imbibées d’essence « pour qu’elles brûlent mieux », témoigne pour le quotidien Taraf (11 janvier 2011)  un sergent ayant requis l’anonymat et disant ne plus dormir depuis le carnage. Postés sur les toits du dortoir C1, les soldats démoniaques auraient aboyé à l’attention des prisonniers masculins : « Vos amies, on en a fait du kebab ». A la morgue, les parents de Sefinur Tezgel et de Seyhan Dogan ont dû emporter des restes de corps calcinés sans savoir lesquels étaient ceux de leur fille. Pourtant, l’État turc avait baptisé cet assaut militaire « Retour à la vie ». Le ministre de la justice de l’époque Hikmet Sami Türk l’avait même qualifiée d’opération « tendresse » destinée à sauver les prisonniers politiques de la « violence » qu’ils exerçaient « sur leur propre corps ».
Procès saboté, généraux épargnés
Le procès intenté par les victimes du massacre de la prison stambouliote de Bayrampasa contre leurs tortionnaires ne débutera que dix ans après les faits, la gendarmerie ayant saboté l’instruction en dissimulant des documents-clés de l’affaire. Le 23 novembre 2010, seuls des soldats non gradés comparaîtront devant la 13e Cour d’assises de Bakirköy, accusés de comportements abusifs et d’usage excessif de la force. Mais le 21 mars dernier, sur demande expresse des juges, l’état-major du Haut commandement de la gendarmerie a finalement fait parvenir les plans de l’assaut de la prison de Bayrampasa. « Égarés » depuis 11 ans, ces documents retrouvés « par hasard », ont permis de découvrir ce que l’on soupçonnait depuis le début. Les modalités de l’assaut des prisons auraient été fixées par le Conseil national de sécurité (MGK), le saint-des-saints de l’État turc où chefs d’état-major de l’armée et de gouvernement se consultent pour élaborer les stratégies de lutte contre les ennemis intérieurs et extérieurs. La gendarmerie aurait préparé son « plan d’intervention spéciale » un an durant, travaillant sur des maquettes de prisons. Le caractère humanitaire de l’opération n’aurait été qu’un leurre. En réalité, l’opération de « retour à la vie » menée à la prison de Bayrampasa portait un nom à la hauteur des atrocités commises à l’encontre des détenus récalcitrants: « Tufan ». Le Déluge.
Nom de code : Déluge, Faucon, Rafale
Selon ce plan digne du châtiment biblique, les militaires devaient  larguer des gaz lacrymogènes à partir des toits de la prison et ce, jusqu’à obtenir la capitulation des prisonniers, empêcher les hélicoptères de la presse d’approcher des lieux de l’assaut, exercer une pression psychologique sur les détenus par des actions d’intimidation, ou encore inonder de mousse et d’eau sous pression les dortoirs dans lesquels les prisonniers se seraient calfeutrés. Une fois capturés, les détenus devaient être soumis à des « interrogatoires rapides afin d’assurer la collecte de renseignements ». A Bayrampasa, le déluge de feu, de gaz, de balles, de mousse et d’eau emporta la vie de 12 détenus. Les survivants, femmes et hommes, dirent avoir été victimes de tortures, de mauvais traitements et de viols avec matraque. Tout fut donc réglé comme du papier à musique depuis le sommet de l’État. L’opération menée à la prison d’Ümraniye, l’autre grande prison d’Istanbul, reçut deux noms de code de la part de deux unités d’assaut différentes : « Faucon » et « Rafale ». Faucons et rafales firent 8 victimes.
Le ministre de la justice et le directeur des prisons pris en flagrant délit.
A l’époque, il y eut un groupe de médiation entre les prisonniers résistants et le pouvoir. Composée de célébrités telles que le prix Nobel de littérature 2006 Orhan Pamuk, le romancier Yasar Kemal, le compositeur Zülfü Livaneli, le député Mehmet Bekaroglu, les journalistes Can Dündar et Oral Calislar, cette délégation s’était donnée pour mission d’éviter le bain de sang. Avec le recul, on comprend désormais que le destin des desperados incarcérés était aussi scellé que le secret d’Etat qui devait mettre leurs tortionnaires en treillis et en cravate à l’abri de toute poursuite judiciaire. Cette thèse de l’inéluctabilité de l’opération est confirmée par M. Fikri Saglar, l’ex-ministre de la culture qui avait intercédé auprès du ministre de la justice Hikmet Sami Türk pour éviter l’irréparable, arguant que les prisonniers étaient prêts à des concessions. « C’est trop tard. Nous avons déjà donné l’ordre d’intervenir » lui aurait répondu le ministre de la justice. Ce même ministre déclare aujourd’hui ne pas avoir été mis au courant des préparatifs d’intervention. Et voilà que le déluge de feu se mue en déluge de mensonges et de mauvaise foi. Ali Suat Ertosun, le directeur des prisons qui reçut en août 2003 une médaille d’or pour ses loyaux services rendus à l’Etat durant le bain de sang du 19 décembre 2000, n’aurait rien à se reprocher non plus. Le document de la gendarmerie stipule pourtant que le 18 décembre 2000 vers 19h, le directeur des prisons se trouvait au bureau de l’état-major du Commandement général de la gendarmerie en compagnie du chef de cabinet du ministre de la justice Ihsan Erbas et du général Osman Özbek lorsque ce dernier donna l’ordre à ses commandants provinciaux de déclencher le Déluge.
Brecht et le pain du peuple
Les bourreaux semblent assurés que leur Jugement Dernier ne sera rendu ni par la justice prétendument divine ni par la justice bourgeoise. Ces deux justices-là les ont jusqu’à présent gracieusement protégés et, visiblement, ils ne craignent ni l’une ni l’autre. Pourtant Sami Türk, Ertosun, Özbek et consorts se cachent, habités par une peur irrépressible. Quelle en est la raison ? Qu’est-ce qui effraie tant ces  intouchables semeurs de terreur, ces démiurges faiseurs de déluges ? Au début des années 1990, les familles turques et kurdes de disparus avaient popularisé un slogan évoquant lui aussi les flots vengeurs. Ce slogan qui terrorisa longtemps les bourreaux impunis, disait : « La colère de nos mères noiera les assassins ». Alors, se sachant coupables, peut-être craignent-ils eux aussi ce peuple damné pour qui la justice est aussi sacrée que le pain, ce peuple qui n’a pas que ses larmes et son sang pour éteindre leurs déluges de feu ?

 

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