La coopération policière et judiciaire entre la Turquie et les pays de l’Union européenne a atteint un degré élevé, et les concepts qui guident les politiques répressives se rapprochent de plus en plus.
Dans notre inconscient collectif, nous avons peut-être encore de la Turquie l’image d’un pays coercitif « par nature », militariste depuis toujours, familier des coups d’Etat, une image qui procède un peu de l’orientalisme, vision selon laquelle tout ce qui est en Orient serait nécessairement autoritaire, retardataire, médiéval, « pas prêt pour la démocratie », une vision confortée par l’idée de « despotisme asiatique ». Vision dangereuse selon laquelle la répression en Turquie relèverait de ce « despotisme » et serait un cas spécifique car exotique et extérieur à notre monde occidental.
Dans mon article «  Le droit, instrument de prophylaxie sociale », je m’étonnais du caractère massif des rafles, de la légèreté des faits imputés aux personnes accusées d’ « appartenance à un mouvement illégal », et d’une perversion du droit que je considérais alors un peu comme la spécialité d’un régime coercitif.
Le cas de Sevil Sevimli, étudiante franco-turque inculpée en mai 2012 d’appartenance à un mouvement terroriste, parce qu’elle avait participé au défilé du Premier-mai, assisté à un concert du groupe Yorum, était en possession de livres et revues de gauche, alors qu’aucun de ces faits ne constitue une infraction à la loi turque, a étonné les Français. D’autres jeunes, à la même époque, ont été inculpés pour avoir participé à la journée mondiale des femmes le 8 mars, à la commémoration d’un événement de l’histoire de l’extrême-gauche 1, à une journée de protestation contre la réforme qui favorise l’enseignement religieux, au nouvel-an kurde, etc., alors qu’aucun de ces faits ne constitue une infraction. Les juges reprochent également à des journalistes qui sont en prison depuis l’automne 2011 d’avoir été vus entrer au siège du parti pro-kurde BDP (légal), d’avoir dans leur carnet d’adresse des numéros de militants kurdes ou du BDP (quoi de plus normal pour un journaliste qui enquête ?)… ou de travailler pour des titres de la gauche anticapitaliste (mais légaux et en vente libre).
Rien de tout cela, dans un Etat de droit, ne devrait donner lieu à une inculpation, encore moins à une condamnation. Nous avons été étonnés par cette dérive du droit turc, cette dérive répressive d’un gouvernement qui s’était d’abord illustré par une ouverture significative. Nous avons considéré comme autant d’absurdités des déclarations comme celle du procureur d’Adana : « Eu égard aux manifestations auxquelles elles ont participé, ces personnes sont coupables de propagande en faveur d’un mouvement terroriste. De plus, attendu que la participation à ces [manifestations] s’est étendue dans la durée et dans des cadres organisationnels variés, elle a pris un caractère d’engagement routinier dans leurs existences ; vu également les liens étroits constatés avec des membres d’autres mouvements, ces personnes doivent être considérées comme coupables d’appartenance àune organisation ».
La chose paraissait étonnante : aux yeux de la police et de la justice turque, peu importe que les faits reprochés ne constituent pas des infractions. Nous avons appris que c’est la durée et la répétition de ces agissements qui constituaient la base de l’accusation, la « preuve » de liens avec un mouvement illicite. Ainsi, la Turquie s’éloignait rapidement du concept d’Etat de droit tel qu’il existe en Europe…
Mais ce fameux Etat de droit, en Europe, existe-t-il toujours ? Les informations qui nous parviennent depuis quelques mois invitent à changer de perspective : ne devrions-nous pas considérer la Turquie non pas comme un cas de despotisme asiatique retardataire, mais au contraire comme un pays en avance sur l’Europe ? Ne sommes-nous pas des Turcs en sursis ? Le système de perversion du droit que nous observons en Turquie ne va-t-il pas devenir ordinaire en Europe et dans le monde, n’est-ce pas déjà le cas dans une certaine mesure ?
Ce ne sont pas des questions provocantes. En France, certaines affaires en cours comme l’affaire de Tarnac 2et l’affaire Aurore Martin 3suscitent des inquiétudes. L’affaire de Tarnac a attiré l’attention sur un concept policier en vogue, l’intelligence-led policing(ILP), expression qu’on peut rendre en français par « renseignement criminel de sécurité » ou « application de la loi axée sur le renseignement » 4. Le concept, né au Royaume-Uni dans les années 1990, s’est surtout diffusé après 2001 ; il a été récemment dénoncé par le philosophe italien Giorgio Agamben et Yildune Lévy (l’une des mises en examen dans l’affaire de Tarnac) dans une tribune publiée par Le Monde le 14 novembre 2012.
La principale nouveauté des politiques de sécurité intérieure réside dans la notion de terrorisme, et dans l’emploi du mot lui-même, un mot subjectif, élastique, et qui plus est chargé d’affect, puisqu’il joue sur la peur. S’il ne fait pas de doute que l’attentat du 11 septembre 2001, puis ceux d’Istanbul (novembre 2003), de Madrid (11 mars 2004) et de Londres (7 juillet 2005), sont des actes visant non seulement à tuer mais à terroriser une population, les choses sont moins claires quand on qualifie de « terroriste » une action – y compris violente – visant à obtenir l’indépendance ou la libération d’un peuple (résistance française 1940-1945, indépendance algérienne 1954-1962, mouvements de guérilla kurdes etc.). Dans de tels cas l’emploi du mot « terrorisme » est disqualifiant et vise à justifier les formes de répression les plus dures. Durant la guerre d’Algérie, les autorités françaises justifiaient l’utilisation de la torture par le souci de prévention d’attentats terroristes (comme celui du Milk Barà Alger le 30 septembre 1956) et c’est l’intention présumée ou alléguée, au moins autant que les actes, qui valaient à la population algérienne la violence imposée par l’armée française.
C’est intentionnellement que je me réfère à la guerre d’Algérie car l’intelligence-led policing instaure des méthodes de guerre : il s’agit de mettre un ennemi supposé hors d’état de nuire avant qu’il n’ait commencé à agir. Mais comment le détecter ? C’est le renseignement et ses méthodes à la fois sophistiquées et souvent violentes (la torture) – mais qui recourra toujours aussi aux classiques mouchards – qui vont y contribuer. Plus grave, ce sont des comportements, des modes de vies, des attitudes, qui sont suspectés de conduire à accomplir des actes délictueux.
L’ILP est légitimée aux yeux de ses partisans par l’impossibilité d’attendre qu’un acte terroriste soit commis pour en arrêter l’auteur. L’attentat du 11 septembre 2001 à New-York, puis ceux de Madrid et de Londres, ont accéléré la diffusion de l’intelligence-led policing dans les polices des Etats occidentaux. Selon le spécialiste de la sécurité Gaël Marchand, « les informations précèdent et orientent les actions de police administrative et judiciaire et non l’inverse.(…) L’objectif est de disposer de renseignements en temps réel pour anticiper les actes délictueux ». L’ILP ne peut se concevoir qu’à l’aide de services de renseignements très développés ; elle est conçue comme un moyen de guerre : contre le terrorisme depuis les attentats de 2001 et, pour ce qui concerne la Turquie, contre le mouvement kurde, assimilé à du terrorisme. C’est pourquoi, poursuit G. Marchand, « la prépondérance de la fonction de renseignement dans le travail de la police tend à estomper davantage les limites entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure ». Pour le dire plus clairement, les Etats qui appliquent les principes de l’ILP se considèrent en guerre et à ce titre appliquent des méthodes de guerre. Comme en temps de guerre, ils considèrent qu’ils ont un « ennemi » qui doit être déjoué avant de pouvoir agir. C’est pourquoi les Etats-Unis ont adopté en 2006 le Military Commissions Act qui a confié le jugement des détenus de Guantánamo à des tribunaux militaires et institue la notion d’ « ennemi combattant illégal » (unlawful combattant), indépendamment de la nationalité des individus visés.
Cette nouvelle politique répressive, qui se veut mondiale, a attiré l’attention de la mouvance anarcho-libertaire 5, mais donne lieu aussi à des travaux universitaires et études de chercheurs, historiens, sociologues, juristes, philosophes (Jean-Claude Paye, Mathieu Rigouste, Laurent Bonelli, Didier Bigo, Thomas Deltombe, Giorgio Agamben) 6. Les rapports entre la question de la lutte dite antiterroriste en Europe occidentale et la répression en Turquie ont fait l’objet d’une étude très documentée dans la revue en ligne Article11 7.
En France, le début de la répression antiterroriste se situe sous la présidence de François Mitterrand, avec la loi du 9 septembre 1986 ; elle a été renforcée par celle du 23 janvier 1996 (votée à la suite des attentats de 1995) qui institue l’inculpation d’ « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » (AMT) ; et complétée par celle du 23 janvier 2006, qui renforce les possibilités légales de vidéo-surveillance et le niveau des peines pour les délits d’AMT. La qualification d’AMT est dangereuse pour la démocratie, car elle est indépendante de la réalisation effective des infractions, et comporte trois termes hautement subjectifs : « association », « relation » et « terroriste ». Quel est le groupement social qui ne pourrait être qualifié d’ « association » par la police ? Qu’est-ce qu’une « relation » avec un mouvement : suffit-il d’avoir un numéro de téléphone dans son carnet d’adresse ou d’assister à un meeting, de participer à une manifestation ? Enfin, qu’est-ce qu’un terroriste ? Si la réponse est aisée pour les authentiques poseurs de bombes ou le stueurs d’Al Qaida, le contenu du mot est singulièrement étendu, en Turquie, jusqu’aux étudiants qui réclament la gratuité de l’enseignement.
Comme on le voit, les attentats du 11 septembre 2001 n’ont servi que d’accélérateurs dans ce processus 8. L’Union européenne était en train de se doter d’un outil fondamental pour faciliter les extraditions, notamment dans les cas de terrorisme allégué, avec le mandat d’arrêt européen (MAE). Le projet en a été déposé devant le Conseil européen une semaine seulement après les attentats de 2001, ce qui prouve, selon le sociologue Jean-Claude Paye, qu’elle était en préparation depuis au moins six mois 9. Le MAE a été institué par la décision-cadre du 13 juin 2003.
Ces mandats sont mis en œuvre par l’unité de coopération judiciaire Eurojust,créée également en 2002, et chargée d’ « encourager et [d’]améliorer la coordination des enquêtes et des poursuites judiciaires entre les autorités compétentes des États membres de l’Union chargées de traiter les affaires de criminalité organisée transfrontalière », comme celles de « terrorisme ».
La procédure du MAE remplace les conventions européennes d’extradition antérieures ; elle permet d’agir plus vite et plus largement. Plus vite : elle doit être exécutées dans un délai de 90 jours au maximum alors qu’une extradition classique pouvait nécessiter plusieurs années ; il s’agit en effet d’une décision purement technique et non plus politique, car l’exécutif ne joue plus aucun rôle dans sa mise en œuvre. Plus largement : alors que la France, traditionnellement, refuse de remettre ses propres nationaux dans le cas d’extradition, elle les livre systématiquement dans le cadre du MAE ; et le contrôle de la « double incrimination », principe selon lequel un Etat peut refuser l’extradition si l’infraction en cause n’est pas incriminée de manière comparable dans sa propre législation, est supprimé si les faits sont inclus dans une liste d’infractions, parmi lesquelles le terrorisme 10. Théoriquement, la mise en œuvre du MAE est suspendue «  en cas de violation grave et répétée par les Etats membres des droits fondamentaux ». Pourtant la militante basque Aurore Martin a été livrée à l’Espagne, pays qui pratique la torture. Certes, le MAE ne concerne pas la Turquie… mais celle-ci est candidate à l’intégration dans l’Union. Si sa démarche aboutit, on peut imaginer le flot de demandes qu’elle pourra adresser aux Etats de l’Union.
Les dispositions du MAE sont en rapport direct avec l’esprit de l’intelligence-led policing. Elles fondent une pratique policière de « décèlement précoce », qui peut pousser à infiltrer des agents provocateurs dans les groupes suspectés, et à fabriquer des preuves. Dans son livre Les Marchands de peur, Mathieu Rigouste cite un ancien responsable de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) : « Notre mission consiste à détecter les personnes dont le comportement présente des risques pour l’Etat et la société, à les surveiller pour anticiper le moment où elles seront tentées de passer à l’acte […], notre obsession est d’anticiper ». Pour cela, il faut définir les « populations potentiellement menaçantes » et « fabriquer des raisons d’investir contre les menaces à venir, là où elles n’existent pas encore » 11.
La « fabrication de raisons d’investir » est une entreprise très facile ; il suffit de penser que les agents de cette politique ne sont pas des abstractions telles que « l’Etat », « la police », « la sécurité », mais des individus, des fonctionnaires préoccupés de leur carrière. L’étude publiée par Article11, citant Laurent Bonelli, évoque des réunions au ministère de l’intérieur, où les hauts fonctionnaires devaient absolument éviter de « venir les mains vides », « sans biscuit ». Autrement dit, lorsqu’un policier n’a pas de renseignement, il est incité à en fabriquer sous la pression des mécanismes de promotion interne. C’est ainsi que fonctionne l’Etat : non seulement par de grandes orientations politiques, mais par la pratique quotidienne de ses agents les plus modestes. Souvenons-nous de Foucault qui nous encourage, dans nos travaux, à « saisir le pouvoir à ses extrémités 12 ».
Nous avons là tous les ingrédients qui permettent la répression à grande échelle telle qu’elle est pratiquée en Turquie : une définition extensive de la notion de « terrorisme », l’existence d’une atmosphère de guerre contre un « ennemi » omniprésent ; la nécessité alléguée d’ « anticiper » les actes terroristes et de définir les « populations potentiellement dangereuses » ; enfin comme partout l’existence d’une population policière nombreuse et mal payée qui a intérêt à apporter « des biscuits » à ses supérieurs.
En Turquie, la population potentiellement dangereuse est clairement désignée : ce sont les militants ou sympathisants de la gauche non-gouvernementale qui s’investissent pour la démocratisation du pays, la solution pacifique du problème kurde étant incluse dans cet objectif. Comme le précise le concept d’intelligence-led policing, c’est l’anticipation qui prime et dès lors il n’est pas nécessaire que les personnes visées aient commis un délit ou une infraction pour être dans un premier temps dénoncées et surveillées, puis arrêtées, emprisonnées et éventuellement condamnées.
Les propos du procureur d’Adana, cités ci-dessus, ne sont donc pas une bizarrerie turque, un excès de fonctionnaire à la fois zélé, borné et réactionnaire : ils sont en accord avec la notion d’ILP pour laquelle l’accumulation de comportements quotidiens, leur réitération sur une durée suffisante établit le caractère « potentiellement dangereux » du suspect. L’absence d’infraction ou de délit n’empêche pas la surveillance et l’arrestation, ni même éventuellement la condamnation, puisque les comportements induisent, aux yeux des juges, la possibilité virtuelle de commettre une infraction.
Ici intervient la la forte charge affective de la notion de « terrorisme » : le « terroriste » étant un ennemi qu’il faut circonscrire avant qu’il n’ait agi, la simple appartenance à un courant de pensée (appartenance prétendument établie par la présence à des réunions, manifestations, la possession de livres ou revues…) induit l’allégation de sympathie, en quelque sorte par osmose intellectuelle, à l’égard d’organisations qui, elles, sont interdites, comme le PKK ou le DHKP-C. En somme, l’esprit de l’ILP crée un délit d’opinion et/ou d’intention ; le caractère fortement social, sociétal, associatif de ces courants de pensée peut les faire considérer très facilement, par la police, comme des « associations de malfaiteurs » ; et comme le but visé est commun, proche ou simplement assimilable, par la justice et les codes de lois, à celui des « organisations » interdites, la notion aggravante d’ « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » leur est applicable ; dans le droit turc, elle exprimée par plusieurs formules : « appartenance à un mouvement [illégal] », « aide et soutien à un mouvement », « propagande pour un mouvement ».
Les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué l’aggravation des législations antiterroristes. Des lois qui devraient être d’exception sont devenues la règle et finissent par constituer un droit ordinaire. En Turquie, qui est en état de guerre depuis 1984, la répression est encadrée par une loi antiterroriste adoptée en 1991 et confirmée avec modifications en 2006. Elle a institué un état d’exception qui est entré dans sa troisième décennie, et qui est à l’origine de l’incarcération d’environ dix mille prisonniers d’opinion.
Même si la Turquie a subi de graves attentats terroristes probablement islamistes (novembre 2003), la justice turque, actuellement, pourchasse avant tout les militants autonomistes ou indépendantistes kurdes, et ceux de la gauche radicale anticapitaliste. Mais les notions d’ « aide », de « soutien » ou de « propagande » permettent d’élargir la répression du cercle assez étroit des activistes au cercle très large de ceux qui réclament la démocratie : l’antiterrorisme sert simplement de couverture à la répression des mouvements de gauche en général.En France et ailleurs en Europe, le même processus est à l’oeuvre, mais il n’en est qu’à son tout début.
La situation en France est analysée par les auteurs que j’ai mentionnés en début d’article ; je ne chercherai pas à l’approfondir ici. Mais ce qui doit préoccuper les amis de la démocratie en Turquie, c’est la manière dont la France et l’Union européenne relaient, ou sont prêts à relayer, la politique répressive turque, sur leur propre territoire.
 
J’ai déjà évoqué, à propos de l’arrestation de Sevil Sevimli, la décision-cadre européennedu 27 décembre 2001, révisée par la décision du 28 juin 2007, qui établit et met à jour la fameuse “liste noire” des personnes et mouvements considérés comme terroristes, parmi lesquels figurent trois organisations turques : IBDA-C (islamiste), PKK (kurde) et DHKP-C (gauche radicale). Les Etats-membres sont tenus de s’y conformer et de réprimer, sur leur territoire, les agissements reliés à ces organisations. La justice turque peut éventuellement décupler l’efficacité de cet outil en introduisant dans les actes d’accusation l’allégation de lien avec le PKK ou le DHKP-C. C’est un premier levier qui peut étendre la répression turque en Europe – même si cette procédure est, m’assure-t-on, peu utilisée, les magistrats européens repoussant le plus souvent les demandes de la justice turque.
L’Union européenne, dans le domaine de la lutte internationale contre le terrorisme, a mis en place d’autres outils. C’est le cas du « Groupe terrorisme », dont une des principales tâches est « d’analyser la menace terroriste liée à des pays tiers(…). Il prépare également les réunions dans le cadre du dialogue entre l’UE et les pays tiers sur ces questions ». Ce groupe procède à des échanges de techniques et de pratiques policières. Un autre groupe dit « COTER » se réunit une fois par mois pour discuter de questions d’actualité dans le cadre de la coopération internationale contre le terrorisme. Enfin, l’Office européen de coopération policière (Europol) coopère avec un grand nombre de pays tiers dont la Turquie.
Tel est le cadre institutionnel. Les liens entre la Turquie et l’Union européenne, dans ces domaines, sont solides. Gilles de Kerchove, coordinateur de l’UE pour la lutte contre le terrorisme, a effectué une visite aux services de contre-terrorisme d’Ankara en 2008, pour discuter de mesures communes contre les sources de financement du PKK en Europe. En octobre 2010, tout en réclamant d’Ankara un assouplissement de sa politique kurde, il a demandé un développement des échanges de renseignements, et une augmentation du volume des renseignements fournis par la Turquie 13. Selon Hélène Flautre, la visite de Kerchove en 2010 « montre que la Turquie cherche un soutien dans l’UE pour la lutte antiterroriste, et qu’elle a trouvé les portes de Bruxelles grandes ouvertes 14 ».

Ainsi ce que nous observons en Turquie depuis 2011 n’est pas spécifique à ce pays, c’est même une politique judiciaire et policière en cours de développement dans les pays occidentaux, à commencer par les Etats-Unis.. En raison même de cette tendance mondiale, les démocrates turcs qui sont poussés à s’établir à l’étranger en raison de poursuites voire d’acharnement judiciaire ne sont peut-être pas au bout de leurs peines. Il y aurait grand danger pour eux si la Turquie intégrait l’Union européenne. Mais en réalité la Décision-cadre du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme, renforcée par le concept d’intelligence-led policing, suffisent largement à la Turquie pour « sous-traiter » certaines affaires de répression.
La répression contre le DHKP-C, mouvement radical de la gauche anticapitaliste turque, qui a commis des dizaines d’assassinats en Turquie (mais jamais ailleurs), utilise ces leviers. Ce mouvement est certes violent voire criminel, mais ses victimes ont toujours été ciblées et, à ma connaissance, il n’a jamais cherché à « terroriser » la population turque. Pourtant, il figure sur la fameuse liste de l’Union européenne, et chaque Etat de l’Union est tenu de pourchasser ses membres ou supposés membres sur son territoire, de réprimer toute forme d’organisation (en particulier la levée de fonds) et de diffusion de ses thèses et points de vue. L’article 5 de la décision-cadre précise que les sanctions pénales doivent être « effectives », « dissuasives » et « susceptibles d’entraîner l’extradition ».
C’est ainsi que la justice belge a poursuivi des personnes considérées comme liées au DHKP-C, considérant que tout ce qui contribue à faire connaître le DHKP-C revient à en faire l’apologie et donc relève du terrorisme. « La personne poursuivie ne peut invoquer, pour sa défense, le caractère légal de ses activités.(…) Est criminalisé(…) le fait d’apporter un point de vue opposé à celui de l’Etat sur un conflit violent, partout dans le monde », écrit J.C. Paye. Ni les inculpés, ni le DHKP-C n’ont commis de crimes en Belgique. Pourtant les tribunaux belges se sont déclarés compétents. Dans une première phase, les accusés ont été condamnés en 2006 par la Cour de Bruges, puis de Gand, à des peines de six mois à quatre ans de prison pour « appartenance à une organisation terroriste ». Mais en 2009, la Cour d’appel de Bruxelles a acquitté les prévenus.
Ce revirement nous montre à quel point le sort de ceux qui sont accusés de terrorisme, en Europe, tient à des personnes tout autant qu’à des institutions : les outils juridiques existent, ils sont une épée de Damoclès ; ils peuvent ne pas servir, mais ils peuvent être utilisés par des magistrats sensibles au discours officiel turc ; au contraire, ils peuvent aussi être l’objet d’une résistance de la part des juges : c’est ce qui s’est passé à Bruxelles.
En France, devant la Xe chambre correctionnelle de Paris, en novembre 2012, une affaire du même genre concernant quinze personnes suspectées de participer au financement du DHKP-C s’est conclue par de lourdes peines. Parmi les « éléments à charge » : porter un T-shirt siglé DHKP-C, lire et vendre une revue de la gauche radicale, Yürüyüs, pourtant légale en France et en Turquie ; la présence à leur domicile de tracts et livres, dont un livre-programme du DHKP-C… et des ouvrages de Kropotkine ; ni armes, ni munitions nulle part. Ces quinze accusés ont eu la malchance de tomber sur un magistrat acquis à la cause de l’Etat turc. Estimant que la Turquie est « un pays en paix reconnu par la communauté internationale, participant au concert des nations et où se déroulent des élections libres », tout élément provenant de Turquie était, à ses yeux, à prendre en considération, y compris les « témoignages anonymes » fournis par la police turque, c’est-à-dire des dénonciations de mouchards. Le statut de réfugié politique, dont bénéficiaient plusieurs des accusés, ne les a pas protégés : ils ont été condamnés à de lourdes peines de prison ferme pour « association de malfaiteurs en liaison avec une entreprise terroriste », par ce tribunal français bien qu’aucun délit n’ait pu être prouvé.
Leur procès s’est déroulé comme il se serait déroulé en Turquie : l’absence d’infraction n’ayant aucune importance, il suffisait pour le tribunal de pouvoir établir un soupçon d’appartenance induisant une « intention » de nuire à un Etat étranger. Ainsi le danger est là, chez nous. Il ne concerne d’ailleurs pas seulement les exilés et réfugiés : des Français sympathisants auraient pu être inculpés également. Ce qui est arrivé à des journalistes ou chercheurs turcs pourrait très bien menacer également la liberté de la recherche en France.
Il reste à noter que l’extrême-droite turque, qui a beaucoup plus de sang sur les mains que l’extrême-gauche, n’est pas considérée comme un mouvement terroriste ; cela nous indique le sens dans lequel vont les choses, en Europe aussi bien qu’en Turquie. (http://www.susam-sokak.fr/article-intelligence-led-policing-115241559.html)

Articles connexes, sur le même blog :

“Un dangereux projet de loi sur la coopération policière franco-turque”
“Lire Foucault en considérant la Turquie”
“Le droit, instrument de “prophylaxie sociale”
et plus généralement les articles de la série “Le modèle turc”
 
Notes :
1 L’ « événement de Kizildere » (mars 1972) lors duquel un groupe d’activistes de mouvements de la gauche radicale (THKP-C, Dev-Genç, THKO) ont enlevé des techniciens britanniques et canadien d’une base de l’OTAN, pour protester contre la condamnation à mort de Deniz Gezmis et ses compagnons. L’affaire a très mal tourné puisque les ravisseurs et les otages ont tous été tués lors de l’assaut par l’armée. Avec Deniz Gezmis et ses compagnons, exécutés en mai 1972, les preneurs d’otages dont Mahir Çayan est resté le plus célèbre sont devenus des « martyrs » de la gauche radicale et sont chantés par le groupe Yorum.
2 Sur cette affaire voir la synthèse de Wikipedia et l’article de Jean-Claude Paye, « L’affaire de Tarnac, symptôme d’une société psychotique » sur le site voltairenet.org (2009) ; ainsi que la conférence prononcée par cet auteur à Montpellier en octobre 2012 (dans le cadre des Conférences des Amis du Monde Diplomatique).
3 Cette militante de la cause basque, citoyenne française, membre d’une organisation autorisée en France mais interdite en Espagne, a été livrée à la police espagnole par la France le 1 novembre 2012, sur mandat d’arrêt européen émis par Madrid, et obtenu la liberté conditionnelle le 22 décembre 2012 sous la pression de l’opinon publique.
4 Gaël Marchand, « Intelligence-led Policing : Stratégie policière ou mission de renseignement ? », Note de réflexion n°6, site du Centre français de recherche sur le renseignement.
5 Claude Guillon, La Terrorisation démocratique, Paris, Libertalia, 2009.
6 Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur, thèse soutenue en 2008 à l’université de Paris-VIII, publiée aux éditions La Découverte en 2009 sous le titre L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine (voir le compte rendu par B. Stora sur son site. Mathieu Rigouste est également l’auteur de Marchands de peur, Paris, Libertalia, 2011 ; Didier Bigo, Laurent Bonelli, Thomas Deltombe sont les auteurs de Au nom du 11 septembre. Les démocraties occidentales à l’épreuve de l’antiterrorisme, Paris, La Découverte, 2008 ; Jean-Claude Paye est notamment l’auteur de Global War on Liberty, Telos Press, New York, 2007.
7 Collectif Angles Morts, « Antiterrorisme ordinaire : le procès du DHKP-C », Article11.info, 8 janvier 2013.
8 « Le 11 septembre n’a pas été une coupure », conférence de Jean-Claude Paye, disponible sur le site passerellesud.org.
9 Jean-Claude Paye, « Le mandat d’arrêt européen donne force de loi au pire de l’Europe », entretien mis en ligne le 3 décembre 2005 sur le site multitudes.samizdat.net. Voir également le point de vue de Patrick Braouezec, Noël Mamère, Jean-Claude Monod, Jean-Claude Paye, et André Vallini dans Le Monde du 18 janvier 2011 : « Le mandat d’arrêt européen : un déni de l’Etat de droit ».
10 Voir sur le site du ministère français de la justice, comportant la liste des infractions qui ne nécessitent pas la double incrimination.
11 Propos cités dans l’article « Antiterrorisme ordinaire » du Collectif Angles morts, o.c.
12 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, pp. 21-36.
13 Milliyet, 28 octobre 2010.
14 Today’s Zaman, 27 juillet 2010. Hélène Flautre est députée européenne et membre de la Commission « Libertés publiques, justice et affaires intérieures » de l’UE, et présidente de la délégation du parlement européen pour les relations avec la Turquie.

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