En 2004, Emir Kir avait assigné le journaliste Mehmet Koksal et le chercheur Pierre-Yves Lambert. Il se plaignait d’une « campagne de désinformation »,  de « messages haineux », d’une volonté de lui nuire. En cause les enquêtes publiées par le journaliste et le chercheur sur les sites suffrageuniversel.be et minorite.org, qui montraient que l’ancien secrétaire d’Etat (PS) à la Région bruxelloise avait triché en matières de dépenses électorales, qu’il avait délibérément menti, et pouvait donc être qualifié de « menteur » et de « délinquant ». Mais aussi que Kir avait toujours eu une position ambigüe à propos du génocide arménien, et pouvait donc être qualifié de « négationniste ». Défendu par Me Uyttendale, Kir va perdre sur toute la ligne en première instance, le juge soulignera le professionnalisme des deux auteurs (papiers sourcés et recoupés), ainsi que la qualité de leur enquête journalistique et son intérêt public : « Il entre dès lors dans la fonction de la presse, et ne saurait être considéré comme fautif, le fait de dénoncer, même crûment, ce genre d’agissements contraire aux principes qui fondent notre société démocratique”. Menteur, délinquant, négationniste, voilà une décision judiciaire lourde à porter pour ce manda¬taire public. Kir interjette donc appel.

Nouvelles preuves

Des centaines de pages de conclusions sont alors échangées entre parties. Car du côté de la défense de Mehmet Koksal (assurée par Me Guilmot dans le cadre de l’assistance judiciaire de l’AJP), on n’a pas l’intention de rester au balcon on sait pertinemment que Kir ment. Une demande reconventionnelle pour action téméraire et vexatoire est introduite par le journaliste. Il alimente le dossier de pièces, notamment de nombreuses traductions d’articles parus dans les journaux turcs, qui montrent qu’Emir Kir ne varie pas d’un iota quant à sa position sur le génocide arménien. Mais surtout, Mehmet Koksal prouve que Kir a bel et bien signé une pétition contre « l’allégation injuste et irréaliste de génocide arménien (…) » qui demande « la suppression immédiate de l’indication sur le monument au prétendu génocide arménien qui offense l’honneur du peuple turc et des Turcs vivant en Belgique ». Kir avait toujours nié avoir signé cette pétition. Voilà qui commence à sentir le roussi pour l’élu bruxellois.

Il se désiste …

En 2007 Kir se désiste de son action en appel. Car il réalise que ce que Koksal s’apprête à révéler en justice est de la dynamite. Si jusque là, il était passé entre les gouttes, prenant même du galon politique malgré les révélations, se désister en catimini devient la seule voie pour éviter une seconde décision judiciaire aussi cinglante que la première. Finis les emballements de plaidoirie de Me Uyttendaele à l’entame du procès, fulminant sur ces « prétendus journalistes de pacotille » qui s’agitent dans la « fange journalistique », Kir se désiste donc, mais pas les journalistes qui refusent d’en terminer ainsi ils ont exposé de nombreux frais pour leur défense, ont travaillé pendant des centaines d’heures pour étoffer leur enquête et préparer leur défense, et considèrent qu’il est trop simple, pour celui qui les a attaqués à deux reprises en toute mauvaise foi, de clôturer ainsi un litige qu’il a initié. Seule l’action reconventionnelle fera cependant l’objet de la décision d’appel la Cour donne acte à Kir de son désistement de l’action principale. Ne reste donc à l’instance que la demande des journalistes portant sur l’action téméraire et vexatoire de Kir.

Au final, les journalistes n’obtiendront pas gain de cause : la Cour considère que Kir n’a pas abusé de son droit d’agir en justice. Mais il ne s’en sort pas indemne pour autant selon la Cour, Kir « a adopté un comportement procédural déloyal au sujet de la question du génocide arménien dans le but d’obtenir la condamnation » du journaliste. Et elle met à sa charge deux tiers des dépens d’appel, qu’elle majore « compte tenu de la complexité des débats et de l’attitude déraisonnable de M Kir sur un point important du litige, l’indemnité sera majorée et fixée à la somme de 7.500 € ».

Voilà qui mettra très peu de baume au coeur de ceux qui n’ont pas failli dans leur travail journalistique, se sont vus assignés et contraints de se défendre, face à un mandataire politique dont le bilan judiciaire est vraiment peu glorieux.

Martine Simonis, secrétaire générale de l’AJP
(Journalistes – Janvier 2014, n°155)

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