Mursitpinar (frontière turco-syrienne) – Il faut agir au plus vite. Sinon, c’est le massacre garanti!». Moyeddin Aiden, un Kurde de Turquie, n’en peut plus de contempler ces rangés de tanks turcs qui bloquent l’accès à Kobané. La cité kurde de Syrie assiégée depuis un mois par Daesh est à deux pas d’ici, derrière les barbelés de la frontière turco-syrienne. Si proche qu’on sursaute aisément, à chaque nouvelle détonation, à l’idée que les djihadistes – déjà présents au sud, à l’est, et à l’ouest de la ville martyre – finissent par planter, au nord, leur drapeau noir au poste-frontière.
«Si Daesh prend la frontière, Kobané sera asphyxiée pour de bon, et le piège se refermera sur des centaines de combattants kurdes. Nous devons aller défendre nos frères kurdes avant qu’il ne soit trop tard. Qu’attend Ankara pour nous laisser passer?», trépigne Moyeddin Aiden, le front cerné d’un foulard rouge, jaune et vert (les couleurs du Kurdistan). Arrivé d’Istanbul il y a une semaine, il a planté comme tant d’autres «volontaires» sa tente ici, à la lisière de ces combats qui ont soudainement attisé la colère des Kurdes de Turquie. «Pendant ces dernières années, Ankara a fermé les yeux sur le passage des combattants de l’Etat islamique. Et quand il s’agit d’aller aider les Kurdes, on nous empêche de passer!», peste Ahmad, un autre volontaire au combat contre Daech.
Un peu plus loin, un convoi de voitures noires fait son apparition sur la langue de bitume qui file vers la frontière. Pistolet sur la hanche, deux policiers en uniforme bleu les empêchent d’aller plus loin. Chemise noire sur blue-jeans, une élégante femme descend du premier véhicule. C’est Aysel Tugluk, l’ex-présidente du Parti pour une société démocratique, la principale formation pro-kurde de Turquie, dissoute en 2009. Avec ses confrères, elle est venue implorer les autorités locales de venir en aide à Kobané. «Il est urgent d’ouvrir un corridor pour approvisionner les combattants de l’YPG (les Unités de protection du peuple, principale milice kurde en Syrie – NDLR) en vivres, en médicaments, en armes, en renforts militaires. Soyons réalistes: les frappes de la Coalition ne sont pas suffisantes. Il est de la responsabilité du pouvoir turc de prévenir une tragédie. Chaque heure, chaque minute est comptée», insiste-t-elle.
Sa voix se perd dans un bruyant concert de tirs d’armes automatiques et de mortiers. De l’autre côté de la frontière, les combats sont plus violents – et plus proches – que la veille. Là-bas, on se bat de rue en rue, de maison en maison. Joint par téléphone portable, un milicien kurde raconte: «Grâce à notre meilleure connaissance de la ville, nous sommes parvenus, au sud, à reprendre deux positions. Mais en face, Daesh jouit de renforts venus d’Alep et de Raqqa». Faute de soutien autre qu’aérien, le système D prévaut. «On peut compter sur le courage de certains passeurs qui nous acheminent, par des chemins parallèles, munitions et combattants», dit-il. Des passages de fortune menacés de fermeture au fur et à mesure que Daesh se rapproche de la frontière. D’où, selon Aysel Tugluk, le besoin «de lever au plus vite le blocus turc».
Son cri d’alarme résonne comme un écho à celui, lancé vendredi, par l’émissaire spécial de l’ONU pour la Syrie. Exhortant Ankara à «autoriser le flot de volontaire», l’Italien Staffan De Mistura s’est inquiété d’un scénario à la Sbrebrenica, quand en Bosnie, 8.000 musulmans s’étaient retrouvés massacrés par les Serbes sous les yeux des Casques bleus de l’ONU.
La Turquie a ses raisons d’être frileuse. Elle craint de réveiller les tendances sécessionnistes du PKK turc, en guerre avec Ankara depuis plus de trente ans. «Mais là, il s’agit d’une question humanitaire, bon sang!», s’insurge Azzaddin Gok, un des représentants locaux du BDP (le Parti pour la paix et la démocratie), réputé proche du PKK. Troublant retournement de l’histoire: c’est alertée par l’autonomisation des Kurdes de Syrie qu’Ankara avait amorcé, il y a deux ans, des négociations avec Abdullah Oçalan, le leader du PKK. Aujourd’hui, c’est de nouveau l’actualité syrienne qui va peser, mais elle risque, cette fois-ci, de faire échouer les négociations. Plusieurs figures du PKK ont d’ores et déjà menacé de reprendre les armes. «Si Kobané tombe, le processus de paix est condamné, lui aussi, à mourir», prévient le politicien kurde.
Kobané sacrifiée au nom du réalisme diplomatique?
Le gratin militaire de la coalition internationale menée par les Etats-Unis contre l’Etat islamique se retrouve ce mardi à Washington, en pleins doutes sur la stratégie contre les djihadistes qui gagnent du terrain en Syrie et en Irak. Aux côtés des plus hauts gradés américains, leurs homologues de 21 pays, dont la Belgique, sont attendus pour une réunion exceptionnelle sur la base aérienne de Andrews.
Pendant ce temps, sur le terrain, Daesh engrange les succès. Les islamistes ont, pour la première fois lundi, pris position dans le centre de la ville kurde syrienne de Kobané, à la frontière turque. A cette occasion, Washington et Ankara, alliés au sein de l’Otan, se sont indirectement accrochés sur la stratégie militaire contre l’E.I.: un responsable américain avait assuré dimanche que les Etats-Unis pourraient utiliser la grande base turque d’Incirlik (sud), où 1.500 Américains sont stationnés, avant de se faire contredire par le ministre turc des Affaires étrangères. Les membres de la coalition sont également divisés sur la création d’une zone tampon à la frontière entre la Syrie et la Turquie, un projet réclamé par Ankara, soutenu par Paris mais «pas à l’ordre du jour» pour Washington.
Les appels à l’aide répétés des Kurdes de Syrie restent actuellement sans réponse, malgré l’imminence d’un massacre annoncé. Une situation qui rappelle douloureusement l’abandon de Srebrenica et le génocide qui s’en suivit, il y a bientôt 20 ans. (Le Soir, 14 oct 2014)