La communauté internationale s’émeut beaucoup. Dans la foulée, nos gouvernements prennent des mesures contre les cadres du régime de Bachar Al Assad et contre l’économie du pays, mais il semble que l’effet obtenu soit à peu près nul.
Quant aux sanctions de type diplomatique, comme le renvoi des ambassadeurs, on imagine mal en quoi cela pourrait déstabiliser le régime. Tout au plus ferme-t-on ainsi la dernière ligne de communication entre nos démocraties et le président syrien.

 A notre époque de la consécration de l’image, la valeur stratégique des faits de guerre tiennent au moins autant à l’émotion produite sur you tube et sur nos journaux télévisés qu’à la possession et la maîtrise de zone géographiques stratégiques.
Ainsi, à Houla, le régime accuse des djihadistes et des combattants d’Al-Qaida d’être venus en pick-up semer la terreur avant que les soldats n’interviennent. Information aussitôt démentie par les observateurs  de l’ONU qui font état de tirs de chars. Guerre des armes, guerre des mots et des images…
Partout dans le pays, les factions s’arment. De Russie ou d’Arabie saoudite, les munitions affluent. Les fractures confessionnelles et ethniques de la Syrie ont des prolongements qui vont bien au delà des frontières du pays.

 Reprenons  les composantes de la société syrienne et voyons là où elles rencontrent opposition ou soutien.

 Les Kurdes

 Au nord de la Syrie vivent plus de deux millions de Kurdes. Cette population a souffert tout au long du régime baathiste. Tout d’abord, lors du recensement effectué en 1962, quand le gouvernement syrien a privé d’existence légale 120.000 Kurdes sous prétexte qu’ils n’étaient pas capables de prouver qu’ils étaient établis dans le pays depuis suffisamment longtemps. Du jour au lendemain, ces hommes et ces femmes n’ont plus eu d’existence légale, plus de documents officiels, plus de visa, plus rien. Ces Kurdes de Syrie sans la nationalité syrienne ne peuvent donc légalement contracter quoi que ce soit devant notaire ou devant un juge : juridiquement, ils n’existent pas. Ni eux, ni leurs enfants.
 Dans la foulée, le gouvernement planifie également ce qu’il appelle  la ceinture arabe. Des colons arabophones venus d’autres régions du pays recevaient à bas prix terres et maisons dans les zones de peuplement kurde. L’homogénéité des zones kurdes a donc laissé la place à une série de poches disséminées tout au long de la frontière turque.

 Par ailleurs, tout qui évoquait à voix haute son patriotisme kurde recevait la visite des agents de la sécurité de l’État et disparaissait pour une période indéterminée, voir définitivement, en prison.

 C’est qu’il fallait faire payer aux Kurdes le favoritisme des français à leur égard lors de la période mandataire et les arracher des hauts-lieux du pouvoir et de l’armée, depuis le coup d’État de 1949 fomenté par l’officier kurde Adib Shishakli.

 Un véritable racisme institutionnalisé s’est donc mis en place dans l’administration d’abord, dans les mentalités ensuite. Dans la ville de Qameshli? en mars 2004, des supporters arabes ont ainsi violemment pris à partie les supporters kurdes lors d’un match de football, déclenchant de grosses émeutes.

 Tout intellectuel kurde se mêlant de politique doit choisir entre l’exil ou la prison. Les jeunes recrues kurdes de l’armée syrienne sont humiliées par leurs supérieurs et ont la fâcheuse tendance à mourir « d’accidents »lors d’entraînements.

 Dans pareil contexte, on comprendra que les Kurdes n’attendent rien du régime Albaath. Pourtant, ils manifestent aujourd’hui sans mettre l’ardeur révolutionnaire qu’on observe dans les autres villes arabes du pays. Ce manque de vigueur révolutionnaire incite même certains journalistes  à postuler l’existence d’accords secrets entre le principal parti kurde d’opposition, le PYD, et le régime de Damas. Les villes kurdes sont en effet relativement épargnées par les violences qui secouent le reste du pays. Quelles sont les relations objectives entre les Kurdes et le pouvoir de Damas ?

 Ces relations sont à replacer dans un contexte géostratégique plus large, incluant la Turquie voisine.  Celle-ci tente tant bien que mal d’endiguer le nationalisme kurde dans l’est de son territoire et lutte contre le PKK, organisation kurde armée menant une guérilla dans les montagnes contre les soldats d’Ankara. En juin 1979, Ocalan, le fondateur du PKK s’enfuit ainsi en Syrie où il est accueilli et où les autorités syriennes le laissent fonder un camp d’entraînement militaire. Dans l’esprit des autorités syriennes, un Kurde est toujours bon s’il permet de faire enrager le voisin turc avec qui les contentieux sont nombreux. Aujourd’hui encore, la mansuétude des autorités de Damas face à l’activisme du PYD, parti syrien frère du PKK,  s’inscrit dans cette logique. Erdogan attise la rébellion sunnite? En représailles, Al Assad laisse aux Kurdes les coudées franches pour créer une dynamique autonomiste dans la région, bien propre à faire contagion en Turquie. 
 Lorsque les relations entre les deux pays s’embellissaient ou lorsqu’il s’agissait de trouver un terrain  pour développer malgré tout un semblant de bonne relation de voisin à voisin, la politique répressive à l’encontre des Kurdes reprenait des deux côtés de la frontière, cimentant ainsi la nouvelle entente.

 Enfin, il faut signaler que la population kurde a appris à se prendre en main, à assurer sa propre défense en s’armant et à mettre en place des structures parallèles au pouvoir central. Dans le contexte actuel, le régime ne pourrait jamais se permettre d’allumer un nouvel incendie dans le nord du pays en s’attaquant frontalement aux Kurdes. Mieux : il tente de se positionner comme le protecteur de toutes les minorités. C’est ainsi que des initiatives politiques ont été prises par le président Al Assad au début de la crise actuelle pour redonner un statut officiel à tous ceux qui l’avaient perdu en 1962 et à leurs enfants. Ce sont là de pures intentions dépourvues d’effets. Les difficultés bureaucratiques sont presque insurmontables pour les Kurdes qui veulent se procurer enfin des documents officiels.

 Conseil National Syrien et Comité National pour le Changement Démocratique

 L’opposition au régime de Bachar Al Assad doit s’unifier pour se rendre audible et crédible sur la scène nationale et internationale. Dans les faits, cette opposition est très diversifiée et encore mal coordonnée. Chaque composante ethnique, religieuse ou idéologique propose ses propres revendications et si la chute du dictateur est au centre de toutes les aspirations, tout ce qui restera à construire par la suite est objet de divisions.

 Pour donner une voix à cette multiplicité d’opinions, deux organes ont vu le jour : le Conseil National Syrien et le Comité National pour le Changement Démocratique. Chacun tente de fédérer l’ensemble de cette opposition disparate autour de valeurs et de projets communs.

 On constate que les Kurdes ont été sous-représentés dans le Conseil National Syrien, le CNS. Il s’agit là d’un choix délibéré des autorités turques qui fournissent au CNS soutien logistique et politique. En contrepartie, les Frères Musulmans qui défendent un Islam d’État, y ont une place déterminante. La recomposition d’un Moyen Orient s’inspirant du modèle turc de l’AKP est donc l’une des perspectives à redouter. C’est la voie du CNS.

 Le CNS vient de se choisir ce 11 juin un nouveau président pour remplacer Burhan Ghalioun. Ce dernier ne parvenait pas à rassembler suffisamment les forces de l’opposition pour la rendre crédible aux yeux des chancelleries occidentales. Le CNS s’est donc choisi pour donner le change un président kurde, AbdelBasset Seyda. Ce militant discret est fort peu connu. C’était le seul membre du bureau exécutif du CNS .

 L’autre grand organe de l’opposition, le Conseil National du Comité de Coordination pour le Changement Démocratique , est beaucoup plus indépendant. C’est donc assez naturellement en son sein que se retrouvent les  figures kurdes marquantes de l’opposition, unies derrière un président  connu pour son combat pour la défense des Droits de l’Homme, Aytham Manna.

  Pour l’éventuel après-Bachar, les Kurdes souhaitent une forme d’autodétermination à l’intérieur du cadre des frontières existantes. Cette perspective hérisse déjà les nationalistes arabes et turcs.

 La Turquie

 Outre la question kurde, les points de friction existant entre la Turquie et la Syrie sont nombreux.
Tout d’abord, il y a la province turque du Hatay. Cette enclave en territoire syrien a été offerte par la France, l’ancienne puissance mandataire, à la Turquie pour s’assurer de son soutien en 1939. La population arabophone qui s’y trouvait a été diluée par l’arrivée de nombreux turcs envoyés par leur gouvernement pour coloniser les lieux.
Cette province sert aujourd’hui de base arrière aux combattants rebelles de l’Armée Syrienne Libre en lutte contre les forces militaires de Damas.

 Il y a aussi la question de plus en plus épineuse de l’eau. Les autorités turques planifient un vaste réseau de barrages hydrauliques destinés à retenir les eaux du Tigre et de l’Euphrate. La Syrie et l’Irak se verraient donc dépossédés de cette ressource naturelle si précieuse. Le contentieux est lourd de menaces pour l’avenir et la stabilité de la région.

 Depuis le début du Printemps Arabe, la diplomatie turque s’agite beaucoup pour présenter le régime islamiste  d’Erdogan comme modèle aux peuples fraîchement débarrassés de leurs dictateurs. Un modèle qui intègre la dimension nationaliste, les apparences de la démocratie et le cachet de l’Orient. Le succès est au rendez-vous et les foules arabes plébiscitent cette forme de gouvernement.

 Pour tempérer cet enthousiasme, je pense qu’il faut simplement rappeler  le sort des députés turcs d’origine kurde. Combien de temps Leila Zana, députée turque d’origine kurde a-t-elle croupi en prison ? Si elle est la plus connue, elle n’est malheureusement pas la seule. 500 autres militantes sont toujours en prison, et quelques 8000 hommes, maires et  députés, font de la Turquie la plus grande prison pour élus du monde.

 Aujourd’hui, le régime d’Ankara attise le vent de la révolte en Syrie. Les responsables de l’ASL et nombre de combattants y trouvent un refuge. Le CNS y est couvé. L’extension de l’internationale verte et la lutte anti-kurde en sont les deux moteurs.

 L’Armée Syrienne Libre, ou ASL

 Le CNS dispose d’un bras armé, l’Armée Syrienne Libre. Au départ, cette armée se compose de soldats du régime qui désertent avec leurs armes parce qu’ils refusent d’obéir aux ordres criminels de leurs supérieurs. C’est la partie honorable, présentable et respectable de l’ASL.

 Derrière cette première catégorie de combattants, on trouve également des combattants islamistes provenant des quatre coins du monde musulman. Ces soldats ont d’abord comme objectif la déstabilisation de l’État et de toutes ses structures afin de tout remplacer par une espèce de grand califat islamique.

 Enfin , la dernière catégorie des combattants de l’ASL se recrute parmi les jeunes syriens désœuvrés qui profitent des circonstances pour faire le coup de feu et jouer à la kalachnikov. Somme toute, ce sont des délinquants en armes, sur lesquels les généraux de l’ASL réfugiés en Turquie n’ont même aucun contrôle.

 L’Iran

 La république islamique d’Iran entend se poser comme acteur régional incontournable. Elle a déjà fait savoir qu’elle pouvait couper le détroit d’Ormuz. Celui-ci permet au superpétroliers en provenance des monarchies sunnites du Golfe Persique de rejoindre le reste du monde.

 Sur le plan militaire, l’Iran provoque l’inquiétude de la communauté internationale en développant un programme nucléaire couplé à des essais de missiles.  Quand on connaît la haine que professe le régime des mollah à l’égard d’Israël, on comprend mieux les incertitudes qui découleraient de la possession de l’arme nucléaire par ce régime belliqueux.

 Il y a par ailleurs dans le Moyen-Orient une rivalité farouche qui oppose depuis la mort du Prophète les sunnites aux chiites.  L’Iran soutient logiquement toutes les factions chiites de la région. Parmi celles-ci, le Hezbollah libanais. La Syrie apparaît ainsi comme une fenêtre sur le monde arabe que l’Iran veut garder ouverte afin de conserver son rôle d’acteur régional de premier plan.

 La Syrie est aussi gouvernée par un président d’origine alaouite, une forme de l’Islam chiite. La contestation principalement orchestrée par une opposition sunnite est donc vue d’un très mauvais œil à Téhéran. Pour soutenir ce régime ami en difficulté, l’Iran aurait envoyé des soldats d’élite et du matériel militaire. A chaque fois que la Syrie est frappée de sanctions économiques, l’Iran lui prodigue ses bons conseils pour détourner l’embargo et ouvrir à d’autres économies les robinets du pétrole syrien. L’Iran permet ainsi au régime de Damas de se maintenir sans redouter les mesures de rétorsion des Européens et des Américains.

 La Russie

 Profitant de son statut de membre permanent au Conseil de Sécurité de l’Onu et de sa capacité à opposer son veto, la Russie est devenue un acteur clé de la crise syrienne.
L’opinion russe et  chinoise ne partage pas sur la crise syrienne le même point de vue que les occidentaux.

  L’agence de presse Ria Novosti parle surtout de groupes terroristes attaquant les populations civiles et d’un pays globalement acquis à la cause de son président. Cette analyse est à moitié juste. Il est patent que de nombreux islamistes en provenance de tout le monde musulman convergent vers la Syrie pour y mener le Djihad contre le président alaouite et son régime laïque.
Les explosions et les attentats qui frappent aveuglément portent la signature d’Al-Qaïda. La déstabilisation du régime profiterait à l’heure actuelle aux Frères Musulmans qui sont le mieux structurés.

 La Russie éprouve dans le conflit syrien un sentiment de déjà vu. Toute cette violence injustifiée contre des civils dans les métros et aéroports de Moscou lui rappelle la Tchétchénie ou le Daguestan et leurs foyers de combattants islamistes . Poutine ne soutient plus aussi franchement le président Al Assad depuis la tuerie d’Houla, mais il continue de croire que le régime Albaath est le meilleur rempart contre le fondamentalisme musulman.

 Les contrats militaires passés entre la Syrie et la Russie sont conséquents. 15 milliards de dollars négociés en 2010!   A Tartous, la flotte militaire russe dispose d’un accès à la Méditerranée. Partout dans le monde, la Russie se donne l’image d’une superpuissance capable de freiner l’Otan dans ses missions guerrières. Comme au bon vieux temps de la guerre froide, les Russes veulent se présenter comme ceux qui tiennent tête aux impérialistes.  Les raisons de conserver l’allié syrien sont donc nombreuses pour Poutine.

 Sur le plan de la stricte morale, l’analyse russe n’est peut-être pas aussi cynique que ce que notre presse nous laisse croire. Elle entend bien éviter un conflit armé majeur, en donnant à la diplomatie toutes ses chances. Les Russes connaissent bien mieux la Syrie que Monsieur Juppé ou Madame Clinton. Ils reçoivent également les opposants au régime, mais pas les mêmes que ceux appréciés à Paris ou Istanbul…

 Israël

 Bachar Al Assad est pour l’État d’Israël un ennemi commode et prévisible. La frontière du pays est hermétiquement fermée, empêchant ainsi des mouvements de révoltés palestiniens de s’en prendre à Israël. Sa prose guerrière n’est pas suivie d’actions militaires concrètes.
Une nouvelle classe dirigeante d’inspiration sunnite qui prendrait le pouvoir en Syrie ne serait vraisemblablement pas aussi neutre. Israël se tait donc et attend avec inquiétude la suite des événements. Depuis la révolution égyptienne, on sent que les tensions montent entre ces deux pays. L’après Bachar risque lui aussi d’aggraver les tensions de l’État d’Israël avec la Syrie.

 Conclusions

 La crise syrienne est l’objet de l’attention de toute une série d’acteurs étrangers. L’issue de cette guerre déterminera des nouveaux rapports de force dans tout le monde arabe et au delà. Si les Syriens avaient la possibilité d’exprimer clairement leur souhait, ils demanderaient surtout à ce que le conflit ne soit pas alimenté par de nouvelles armes et ne tourne pas à la guerre confessionnelle. C’est l’essentiel des revendications portées par le CNCD que l’Europe ferait mieux de soutenir en lieu et place du CNS. Ce serait, pour une fois, l’occasion de prouver que l’Occident retient les leçons des politiques désastreuses d’aide aux islamistes menées en permanence dans le monde musulman depuis la première guerre d’Afghanistan de 1979. Ce serait aussi l’occasion de faire passer les nombreuses bonnes raisons économiques, militaristes ou électoralistes de soutien à la Turquie après la défense des valeurs humanistes et démocratiques.

 

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