Reprise en main étatique et dépeuplement sélectif
Publié par Orient XXL, 19-20 avril 2016
De l’automne 2015 à mars 2016, Sur, la vieille ville de Diyarbakir a été le théâtre d’affrontements entre des groupes armés issus du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les forces de sécurité turques. La reconstruction programmée des quartiers et des bâtiments détruits prend les allures d’une récupération autoritaire par l’État de cette ville que les Kurdes de Turquie considèrent comme leur capitale.
À partir de l’automne 2015, des groupes armés essentiellement composés de jeunes urbains du Mouvement de la jeunesse patriotique révolutionnaire (YDG-H) et des unités de protection civile (YPS) se sont retranchés dans Sur comme dans d’autres villes kurdes (Cizre, Silopi, Nusaybin, Yüksekova). Couvre-feux administratifs et combats ont intensément transformé la vieille ville, fascinante superposition d’une ville ancienne et de quartiers pauvres habités depuis les années 1980-1990 par des ruraux kurdes déplacés par le conflit entre l’État turc et la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Les combats ayant cessé depuis la mi-mars, il a été possible de dresser un premier bilan empirique, effectué à partir d’un arpentage de la ville les 19 et 20 avril derniers. L’ambiance et le niveau de tension pouvaient varier d’un jour ou d’une semaine à l’autre, ainsi que l’emplacement et le degré de « filtrage » des checkpoints.
Militarisation et étatisation
Diyarbakir (950 000 habitants), chef-lieu d’une province turque du même nom, est considérée par les Kurdes de Turquie comme leur capitale. La présence de policiers en armes et de véhicules blindés à Sur ne relève pas de la nouveauté dans cet épicentre du mouvement kurde de Turquie. En revanche, leur nombre et leur visibilité ont été renforcés.
Les accès à Sur étaient bloqués durant les couvre-feux1. Cinq grandes portes de Sur sont désormais libres d’accès sans contrôle systématique, mais sous la surveillance d’un lourd dispositif policier : barrières, véhicules blindés, policiers lourdement armés dans des abris de sacs de sable. Les autres portes et ouvertures dans la muraille sont fermées par des obstacles de béton qui empêchent notamment toute communication entre Sur et le quartier autoconstruit de Ben-u-Sen, au pied des murailles au sud-ouest. Le déploiement policier vient doubler la muraille et transforme la vieille ville intramuros en espace semi-clos, sous surveillance de l’État turc.
- Un des éléments de béton condamnant les ouvertures dans la muraille séparant le quartier intra-muros Lalebey du quartier Ben-u-Sen (2)
Au-delà du contrôle des accès, le dispositif policier est également plus visible qu’auparavant. Des tours sont barricadées, voire « habitées » par des membres des forces de sécurité. Des groupes de policiers en uniformes et en civil fortement armés ponctuent les axes principaux.
L’objectif premier de cette présence policière est d’éviter que des combattants kurdes ne se retranchent à nouveau dans certaines parties de la vieille ville. Toutefois, elle ne doit pas être lue qu’au prisme d’impératifs sécuritaires ou stratégiques, car elle permet une véritable offensive symbolique signifiant la reprise en main de Sur par le pouvoir.
Alors que le drapeau turc était relativement absent de la vieille ville (à l’exception des bâtiments publics), de grands drapeaux ont été placés sur la muraille, qui est l’élément architectural le plus emblématique de la ville. Des slogans et symboles nationalistes tagués ornent certaines façades et rideaux métalliques, par exemple au sud de l’avenue Gazi (l’artère nord-sud de Sur). Cet assaut symbolique a coïncidé avec des attaques systématiques contre les signes de l’ordre municipal du Parti démocratique des peuples (HDP)2. Les co-maires HDP de Sur, élus à plus de 70 % en 2014, ont été suspendus. La vieille ville de Sur porte les marques d’un recouvrement du pouvoir municipal (et de ses électeurs) par le pouvoir étatique, présent par ses agents et ses emblèmes.
Sur après les combats
Ces dernières années, les différentes parties de la vieille ville donnaient une impression de relative homogénéité : populations pauvres, rues étroites regorgeant d’enfants3, un mélange composite d’anciennes bâtisses de pierre basaltique et de constructions précaires de brique. Les affrontements de ces derniers mois ont eu tendance à différencier les quartiers.
La moitié nord de l’avenue Gazi (de la porte Dağkapı à la Grande mosquée), axe de pénétration de Sur, a assez peu changé : les boutiques ont rouvert, l’avenue est arpentée par des piétons allant notamment consommer dans les restaurants et boutiques de l’avenue et les bazars. À l’exception du renforcement de la présence policière et d’une possible baisse de la fréquentation, l’aspect général de l’avenue n’a pas été bouleversé. Cette relative stabilité est sans doute due au fait que cette artère est un lieu de consommation largement fréquenté par des populations solvables voire aisées résidant hors de Sur.
La situation est toute autre lorsque l’on s’enfonce dans les rues étroites du quart sud-ouest de Sur (sud de Melikahmet, Lalebey, Alipaşa, Ziya Gökalp, Abdaldede). Quelques façades mitraillées et traces de barricades indiquent que ces rues ont été le théâtre d’affrontements, qui n’ont pas duré. Des jeunes combattants kurdes ont tenté de se retrancher et de déclarer l’autonomie dans ces quartiers. La plupart des traces récentes du conflit consistent en de nombreux tags pro-PKK (et organisations diverses du mouvement kurde armé) ou graffitis nationalistes turcs laissés par les agents des forces de sécurité.
- Façade mitraillée donnant sur l’avenue Melikahmet (6)
- Les boutiques ont été saccagées, les pavés autobloquants en désordre indiquent qu’ils ont servi à construire une barricade
En revanche, les conséquences des affrontements sur les relations sociales sont spectaculaires : ces quartiers sonnent creux. Les ruelles étaient le théâtre d’une vie sociale intense, la présence des enfants produisait l’ambiance. Les grandes pelouses au pied des murailles, autrefois noires de monde, étaient vides le 20 avril en fin d’après-midi. La présence d’enfants et d’adultes est sporadique là où ces quartiers pauvres donnaient l’impression d’une ville jeune et populeuse. La plupart des habitants ont manifestement quitté Sur pendant les couvre-feux. Ils ne sont pas revenus depuis la fin des combats.
Les quartiers nord-ouest (Iskenderpaşa, nord de Melikahmet) ont de toute évidence perdu des habitants (de nombreuses maisons sont vides) mais ont manifestement moins pâti des évènements de ces derniers mois. Les destructions sont absentes, les graffitis pro-PKK sont peu nombreux, et datent certainement en partie d’avant les couvre-feux.
Les quartiers proches de la Forteresse (Içkale : coin nord-est de Sur) de la vieille ville (Cevatpaşa et Dabanoğlu) laissent une impression différente. La présence de tags favorables au Hezbollah turc4, de fanions et d’un café Huda Par, semblaient indiquer que les affinités politiques de nombreux habitants du quartier différaient de celles du reste de Sur. Ces rues ne portent pas de marques de destruction ; très peu de graffitis pro-PKK, quelques graffitis pro-Hezbollah. Les rues restent densément fréquentées5. Le dispositif policier y est également différent : des checkpoints filtrants laissent passer les habitants vers le sud du mahalle Cevatpaşa et le mahalle Dabanoğlu. Ces checkpoints ne sont composés que de deux ou trois agents, plutôt détendus, en civil. Par comparaison, nous n’avons pas croisé de policiers hors d’un véhicule blindé dans les quartiers sud-ouest, ceux tenant les grands axes de Sur étaient visiblement sur leurs gardes.
Enfin, les mahalle de l’est de Sur (Fatihpaşa, Hasırlı, Savaş, Cemal Yılmaz) sont complètement interdits d’accès aux habitants qui ont tous été forcés au départ (plus de 15 000 habitants). Ces quartiers ont été le cadre d’affrontements opposant les forces de sécurité à des groupes armés pro-PKK (YDG-H, YPS), essentiellement composés de jeunes issus des quartiers populaires (probablement encadrés par des combattants plus expérimentés), qui se sont lancés dans un combat perdu d’avance. Le nombre des combattants n’est pas connu précisément mais il n’a jamais excédé quelques centaines : la population de Diyarbakir n’a pas suivi le mouvement. Tous les combattants ont été tués ou emprisonnés. L’accès à cette partie de Sur (un gros tiers de sa surface) est complètement interdit. De plus, il semble que l’État cherche à organiser l’invisibilité des destructions : des draps sont tendus à travers les rues interdites. Et il est par exemple impossible d’accéder aux sections de la muraille d’Içkale qui offrent un point de vue dégagé sur ces quartiers. Cette interdiction-là n’est pas motivée par des impératifs de sécurité. Les incessants bruits d’armes automatiques et d’armes lourdes entendus par les habitants pendant des semaines indiquent que les destructions ont été massives. Une photographie aérienne obtenue par la grande municipalité montre que le tissu urbain a été littéralement troué par les combats. Il semble que des bulldozers détruisent ou achèvent de détruire des îlots entiers de bâti résidentiel : de nombreux camions chargés de gravats sortent de la vieille ville par la porte Dağkapı.
- Traces laissées par les camions qui évacuent les gravats des logements détruits dans les quartiers est de la vieille ville (9)
Les images les plus saisissantes de la zone interdite émanent de l’État lui-même. Un policier-rappeur ultranationaliste a utilisé les alentours de la mosquée Kurşunlu détruite comme décor pour un clip de rap diffusé sur YouTube. Visiblement inspiré par le paysage qui s’offre à lui, l’agent évoque tous les ennemis qu’il pense combattre à Sur : les Arméniens, le « soutien des Grecs », le « complot sioniste », le « mensonge kurde », avant de dédier son œuvre aux quelques dizaines de « martyrs » des forces de l’ordre turques tués à Sur. Punchline choisie : « Lève-toi ! Ce sont tous des Arméniens, tous des escrocs. Moi, je suis le fils d’un Turc ! »
Différenciation des quartiers de Sur
Bien que l’ensemble de la ville ait été en situation de siège, les mesures administratives et les affrontements ont eu des conséquences différenciées sur les quartiers de la vieille ville. Alors que celle-ci donnait une impression de relative uniformité, les évènements de ces derniers mois ont révélé des contrastes de manière éclatante : certains quartiers ont visiblement peu souffert des affrontements, d’autres ont été détruits et vidés. Les statistiques électorales ci-dessous montrent qu’il existe une corrélation entre les affinités politiques exprimées dans les urnes et le niveau de destruction des quartiers :
les bureaux de vote des mahalle interdits (Hasırlı, Savaş, Cemal Yılmaz) ont donné moins de 10 % des suffrages au Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir aux élections de juin 2015 et plus de 85 % au HDP. Les résultats du quartier Fatihpaşa sont moins spectaculaires : 75 % HDP, 17 % AKP ;
les mahalle sud-ouest (Lalebey, Alipaşa, Ziya Gökalp, Abdaldede , Melikahmet) avaient tous donné entre 84 et 89 % de leurs suffrages au HDP ;
les mahalle nord-ouest (Iskenderpaşa, Cami Nebi) présentent à nouveau une situation intermédiaire, ils ont donné entre 17 et 19 % de leurs suffrages à l’AKP et 68 à 74 % pour le HDP ;
les mahalle nord-est Cevatpaşa et Dabanoğlu ont respectivement donné 26 et 21 % de leurs suffrages à l’AKP en juin 2015 en pleine « vague HDP » sur le plan national. Ils avaient donné plus de 60 % de leurs votes à Recep Tayyip Erdogan lors des élections présidentielles de 2014.
L’existence de clivages politiques à une échelle très locale était difficilement visible à l’œil nu ; le conflit a eu tendance à les révéler. Les groupes armés ont de toute évidence choisi de se retrancher dans les quartiers les plus favorables au mouvement kurde. Qu’ils aient trouvé un terreau propice ne signifie cependant pas qu’ils soient parvenus à soulever l’essentiel de la population de ces lieux, qui a été contrainte au départ et qui porte un regard extrêmement critique sur la stratégie de guérilla urbaine. À l’opposé, les quartiers les plus hors-sol (avenue Gazi) ou les plus favorables au parti au pouvoir (par conservatisme ou par des formes diverses de clientélisme) ont peu pâti du conflit. Ce dernier agit sans doute comme un facteur de divergence pour les quartiers de Sur et leurs habitants.
Quelles perspectives pour la vieille ville ?
Il y a à peine un an, alors que le processus de paix n’était pas encore enterré, une dégradation aussi tragique du cours des évènements aurait été difficile à imaginer. De la même façon, étant donné que l’évolution de la situation dépendra, entre autres, des développements du conflit syrien, les intentions de l’exécutif sont difficilement lisibles et prévisibles. Il est d’ailleurs tout à fait probable que le comportement du gouvernement depuis un an relève beaucoup plus du cynisme et de l’improvisation à court terme que d’une volonté politique claire qui serait pensée à l’horizon d’une ou deux décennies. Tout semble donc possible.
Deux éléments nous permettent d’y voir plus clair. Le 21 mars 2016, l’exécutif a décidé, en conseil des ministres, de prononcer l’expropriation de l’ensemble des parcelles privées de Sur (6 292 logements, bâtiments publics municipaux, patrimoine chrétien) qui passent dans le giron de l’État. Les 1422 parcelles restantes appartenaient déjà à des acteurs étatiques divers. Cette décision, prise d’un trait de plume, est aussi le signe que l’État entend reprendre la main sur la vieille ville, vitrine et cœur du mouvement kurde de Turquie. Au vu de l’état de santé démocratique de la république de Turquie, on voit mal comment des recours juridiques portés par les autorités municipales ou des mobilisations habitantes pourraient contraindre l’État à revenir sur cette décision.
- Récupération de parcelles de Sur
- En rouge, les parcelles expropriées le 21 mars 2016. En bleu, les parcelles appartenant déjà à l’État.
Alors que les combats n’étaient pas achevés, le premier ministre Ahmet Davutoglu a déclaré le 1er février 2016 : « nous reconstruirons Sur comme Tolède ». Le projet d’aménagement présenté lors de sa visite présente toutes les caractéristiques de la rénovation urbaine façon AKP : gentrification autoritaire, refoulement des pauvres, lecture idéologique du passé, paysages urbains ressemblant à des décors en carton pâte. Ces recettes — mélangeant aménagement urbain, politique partisane, affairisme semi-mafieux — ont déjà été expérimentées à Istanbul (Sulukule, Tarlabaşı).
La transformation du peuplement est déjà en cours : les habitants des quartiers interdits ne rentreront vraisemblablement jamais chez eux. Les habitants des quartiers « ouverts » qui ne sont pas déjà revenus ne reviendront certainement pas non plus. De nombreux habitants spéculent sur les intentions d’Ankara. S’agit-il de faire diminuer la population, dans le cadre d’un projet teinté d’hygiénisme ? D’installer des Kurdes partisans de l’AKP et ainsi de neutraliser ce lieu important du mouvement kurde ? De « dékurdifier » la vieille ville en installant des réfugiés syriens ou des Turcs « ethniques » ?
L’État va-t-il étendre son entreprise de démolition au bulldozer à l’ensemble des quartiers est de la vieille ville ? À l’ensemble de ses quartiers autoconstruits (c’est-à-dire à plus de 90 % des bâtiments) ? Que va-t-il advenir du patrimoine architectural mis en valeur par la municipalité HDP (Murailles classées patrimoine mondial par l’Unesco, 595 bâtiments historiques, laïques et religieux) ?
Les formes précises de la transformation autoritaire de Sur ne sont pas encore connues. Celle-ci est cependant déjà irréversible : un retour au statu quo ante n’est plus possible. Contrairement à d’autres villes kurdes comme Cizre, Şırnak, Yüksekova, Silopi ou Nusaybin, les destructions sont invisibles et confinées à certaines parties de la vieille ville. Les niveaux d’horreur observés à Cizre (massacres collectifs de civils) n’ont pas été atteints à Diyarbakir (une vingtaine de civils non combattants tués depuis l’automne 2015). L’usage de la violence semble plus ciblé et plus réfléchi : un simple bilan humain et matériel ne suffit pas à en saisir le sens. Dans le silence des médias internationaux, la Turquie est en train de vider la vieille ville de Diyarbakir de sa substance et d’y détruire les fondements de son urbanité : un « urbicide » est en cours.
1Depuis le 6 septembre 2015, six couvre-feux ont été déclarés dans les mahalle, les quartiers de l’est de la ville. Le dernier couvre-feu a été déclaré le 11 décembre 2015. Des barrages policiers ont cependant pu empêcher ou restreindre les circulations hors de toute mesure administrative.
2Le HDP est un parti légal progressiste et pro-kurde à la tête de la plupart des municipalités de la région kurde. Ses dirigeants se prononcent contre la lutte armée.
3L’âge médian dans la province était de 21,9 ans en 2013. Les données démographiques récentes montrent qu’autour du tiers de la population avait moins de 14 ans dans les 15 mahalle de Sur.
4Groupe kurde islamiste violent, qui a servi de bras armé à l’État pendant les années de guerre. Le Hezbollah est l’ennemi juré des composantes légales et clandestines du mouvement kurde. Le Huda Par est la vitrine politique de ce groupe.
5Ces rues sont plus difficiles à photographier en raison du maillage policier.