Hemîdo était le père de Shêkho. Quelques années avant sa mort, il attrapa une maladie dont on ignore le nom : il se réveillait brusquement et commençait à crier en appelant au secours.
-Des fantômes m’attaquent, des fantômes. Aie ! Réveillé, son corps se mettait à trembler et des larmes coulaient de ses yeux comme un torrent !
-J’ai peur, j’ai peur ! hurlait-il.
Il n’osait plus sortir de la maison. Il était terrorisé par des poignards, des fusils, des sabres qu’il voyait amoncelés et faisant la fête.
-Regarde, regarde, c’est la danse des fusils !
la vie des lampes et des fils électriques l’affolait.
-Même aux loups des montagnes, je ne souhaite pas cette terreur !
Souvent, la mère de Shêkho pleurait. Aucun traitement des médecins ne donnait le moindre résultat. Peu de temps auparavant, Hemîdo avait été vaillant et le sol tremblait sous ses pas. Il y a peu encore, entouré de ces fantômes, il se mettait à rire et leur disait : oh fantômes …..fantômes, attrapez les jeunes ! Moi, je suis vieux et je n’ai plus un seul cheveu noir !
Encore vous !….Encore ! Que Dieu détruise votre maison !
Huit mois plus tard, ils ont convoqué Shêkho.
-Viens reprendre ton père !
Ils le lui ont amené. Il était comme mort : le visage ridé, blanc. Ses pieds étaient devenus bleus sous les coups. Dès qu’on le touchait, il se mettait à hurler.
Son corps n’était que souffrances.
-Ça ne fait rien, père, dans quelques jours ces douleurs auront disparu. Mais, au fil des jours, les douleurs augmentaient. Il criait et demandait à sa femme :
-Où est Shêkho ?
-Il est là Haji….il est là !
Il fermait les yeux et se mettait à raconter.
Sa langue fouillait la terre de sa vie, tout au long des décennies passées.
" Quand j’ai enlevé Jamo, de l’autre côté de la frontière, …….tu la connais Jamo ? Jamo aux yeux de " gaour " (2), la fille de mon oncle. Elle était la plus belle des filles des Omariyan (3). Cette terrible fille n’avait laissé aucune once de beauté à personne.
Elle était grande et mince avec un visage qui n’était qu’un sourire. Ses cheveux tombaient jusqu’à la taille. Ses yeux étaient noirs comme le Khâl. Elle était tellement belle qu’à la regarder, on en perdait le boire et le manger.
Je lui ai dit : Jamo, tu es ma cousine et tu dois m’appartenir. Elle m’a répondu : Tu dois demander ma main à mon père. Je l’ai comprise et j’ai demandé sa main à mon oncle, le riche !
Il m’a dit clairement : Même si tu es son cousin, je ne donne pas la main de ma fille à un pauvre. Chacun pour soi !
J’ai pris immédiatement ma décision. Un jour que Jamo était dans les vignes avec des journaliers qui élaguaient les vignes, je l’ai prise par le bras et, sur mon cheval à tête noire, je l’ai emportée. Je talonnais mon cheval pur-sang et nous nous sommes éloignés au grand galop. Jamo fut d’abord pâle et mécontente, mais elle se mit à rire quand elle eut compris ce qui se passait et j’ai pensé que c’était de bonheur. En plaisantant, elle m’a dit : Cousin, j’ai soif ! Allons boire un peu d’eau chez ces gens ! J’ai eu peur, mais je n’avais pas le choix. N’aie pas peur, reprit-elle, nous dirons que nous sommes mari et femme. Mais, j’étais à peine descendu de cheval que Jamo, la traîtresse, s’est jetée derrière les hommes et s’est mise à crier en demandant qu’on la secoure, elle hurlait : il m’a enlevé de force, aidez-moi, je vous en supplie ! J’ai eu l’impression que ces hommes s’y attendaient. Ils m’ont attaqué, tels dix chiens enragés. Avec beaucoup de difficultés, je suis parvenu à m’échapper, mais j’avais perdu Jamo et le cheval. Si mon oncle parvenait à m’attraper, il m’en cuirait ! Il m’écraserait comme un pou !
Après le coucher du soleil, je me suis dit qu’il était mieux que l’obscurité recouvre la terre. Les impitoyables soldats étaient encore tapis dans leurs repaires. À cette époque, il n’y avait pas encore de projecteurs tout au long des frontières. Ces soldats ne laissaient traverser personne sauf certains passeurs qui forçaient le passage ou leur donnaient des pots-de-vin. Il y avait un groupe de passeurs, mais ils ne m’ont pas accepté parmi eux. J’ai alors décidé d’affronter la mort et je me suis lancé pour traverser la frontière. Le sifflement des balles m’assourdissait. Leurs yeux dessinaient des traits de lumière qui trouaient l’obscurité. Les balles me frôlaient et des étincelles tombaient à mes pieds. Je continuais à courir, parfois je rampais sur le sol épineux couvert de pierraille, d’un côté, il y avait les soldats, de l’autre des mines. J’avais perdu mes chaussures. J’avais soif et un goût d’amertume desséchait ma gorge ; brusquement, je sentis une pierre acérée sous la main et mon genou craqua tel un morceau de bois. J’eus l’impression que mon pied s’était coupé en deux. La pierre s’était plantée dans le fémur et j’ai couiné comme un chien. Á ma sueur se mélangeait du sang et la douleur me faisait gémir. Je suis tombé la tête en avant. Je croyais que mes dents venaient de se briser, c’est alors que j’ai aperçu, dans la nuit noire, les lumières de la ville d’Amoudé, et cela m’a soulagé, car j’ai compris que j’avais parcouru une longue distance. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé après cela et quand j’ai repris conscience, j’étais chez un brave homme. Au lever du jour, ce berger m’avait traîné jusque chez lui, il m’a donné à boire et à manger.
Shêkho ……..donne moi un peu d’eau, j’ai la gorge sèche ! "
Le pauvre Shêkho était déjà prêt. Il lui a donné un peu d’eau, il l’a bue. Puis il a regardé la plafond et il a repris :
" -Ils ont recousu mes blessures. Je suis tombé dans un sommeil profond ".
En parlant, il a fermé les yeux et s’es endormi. Jadis, il racontait en quelques mots les souvenirs qui lui revenaient en mémoire. Cette fois-ci, il l’a fait plus longuement. Il encaissait de plein fouet les coups durs du passé. Shêkho remarqua que le visage de son père changeait d’apparence, il devenait plus jaune et s’était allongé. Le plus bizarre était le changement de ses oreilles, jour après jour, elles devenaient plus longues et plus larges. Quelquefois, il tendait la main jusqu’au bas de son dos et marmonnait : j’ai un gros bouton dans le dos.
Sa femme le toucha et déclara :
" Shêkho, mon fils, c’est très gonflé ".
Il s’est alors réveillé, il a gémi et puis il est resté muet pendant quelques instants, il parut ensuite s’être noyé dans l’océan de ses souvenirs.
Shêkho ne savait plus si son père était en train de raconter ses rêves ou s’il se remémorait les évènements de sa vie passée. Immobile, il tendait l’oreille et ne disait rien.
Hemîdo se remit à raconter. " Oui, mon enfant, on ne peut tout croire. Avant d’enlever Jamo, je me suis procuré une dizaine de talismans et de gri-gri pour ne pas perdre courage. Dès que j’ai touché sa main, grâce à Dieu et aux talismans, elle s’est élevée comme sil elle avait des ailes. En peu de temps, je me suis retrouvé loin du village, des vignes et des journaliers. Mon cheval s’est envolé grâce à deux ailes larges et immenses. Je voyais de haut les gens devenus minuscules et les arbres me semblaient plus beaux. La brise venue de la montagne soufflait. Je volais la tête haute et je n’oublierai jamais ses moments.
De l’autre côté de la frontière, je me suis retrouvé jeté à terre, comme une loque. Jadis, la vie était plus belles. Il n’y avait pas autant de haine et d’hostilité. Maintenant, plus personne n’aime son semblable. Personne ne veut du bien à l’autre. Tout le monde cherche son propre intérêt. Lorsque notre père Adam à rencontré notre mère Eve pour la première fois, il s’est dirigé vers elle. La terre était recouverte de neige. Adam l’a couchée par terre et l’a chevauchée. Eve lui a dit : j’ai très froid au dos et je lui ai répondu : moi, j’ai chaud au ventre et je ne me préoccupe pas de ton dos. Voilà ce que nous sommes !
Mon premier travail fut celui de berger, c’était chez les autres et j’étais payé d’un bout de pain. J’ai gardé les vaches, j’ai fait les moissons. J’ai économisé quelques pièces d’argent qui m’ont permis d’acheter un vélo. Á cette époque, posséder un vélo était une vraie valeur. Il me permettait de porter des sacs de paille et, ainsi chargé, je partais au marché de Kamechli, plein de fierté. Un jour d’été où il faisait très chaud, un pneu a éclat et la paille s’est renversée. J’ai voulu allumer un cigarette, mais dans mon désarroi, j’ai allumé la paille, de rage, j’ai jeté le vélo dans le feu que je n’ai pas tenté d’éteindre et je suis rentré à la maison, les mains vides. J’ai construit ma maison avec beaucoup de peine. Mon oncle avait condamné mon père (Safi Silo) et l’avait obligé à partir de l’autre côté de la frontière. Il est venu me rejoindre et je l’ai logé sous le toit de cette maison que j’avais bâtie avec mon sang et ma sueur. Jour et nuit, il lisait le Coran, ce fut sa seule activité tout au long de sa vie ".
Shêkho se rappelle : Quand on a construit cette maison, son père avait accroché le crâne d’un âne ainsi que ses os, il avait dit : " C’est pour protéger notre maison du mauvais œil. Le mauvais œil peut faire plus de dégât que des canons ". Il a collé un verset du Coran avec un peu de pâte près de chaque porte. Il a chuchoté : Que Dieu nous protège des envieux et des méchants. En plus, il y a la méchanceté des fantômes. Mon fils, m’avait-il dit, je n’ai jamais aimé ces fils de chiens !
-Qui sont-ils père, qui ?
Shêkho pensait qu’il s’agissait des fantômes mais, en fait, il parlait des soldats.
Shêkho pensait toujours aux fantômes de la nuit, mais, cette fois, son père parlait des soldats : " La dernière fois, alors que j’étais à la frontière, j’ai voulu la traverser. Les soldats, de ce côté-ci, me parlaient, mais je ne les comprenais pas, je ne savais pas ce qu’ils me voulaient et, tout-à-coup, l’un d’eux m’a giflé et je me suis senti humilié. Moi, l’ancien, traité de cette façon par un gamin. Je ne voyais plus rien et de toutes mes forces, je l’ai giflé. Ses collègues m’ont encerclé et m’ont entraîné. Ce n’est qu’après avoir confisqué la moitié de ce que j’avais, qu’ils m’ont enfin lâché. J’étais de l’autre côté de la frontière, les soldats qui s’y trouvaient m’ont fouillé, ils ont contrôlé mon passeport et ce qui restait de mes affaires. Un soldat s’adressa à moi en hurlant, j’ai rapidement compris qu’il m’insultait. Il m’a demandé : Qu’est-ce que c’est ? Je leur ai répondu que je ne parlais pas leur langue. J’étais fou de colère. J’ai pu reprendre mes affaires et je me suis mis en marche, mais il m’a agrippé par le dos de ma veste. Je ma suis retourné et j’ai lancé sur sa tête une boîte en métal remplie d’huile. Ils ont empoigné leurs armes et ont recommencé à crier et hurler, quelques secondes plus tard, j’avais perdu conscience. Mon frère est venu me chercher à la prison de Nissêbin. Je ne comprends pas pourquoi Dieu nous a abandonné sur cette terre, sans patrie, sans dignité. Le fantôme est de nouveau là……au secours ! Il est habillé en soldat. Ces soldats sont les flammes de l’enfer que Dieu a jetées dans notre foyer. Ils ne nous ont rien laissé, ni bonheur, ni dignité. Comment Dieu peut-il accepter cette injustice ? Pardonnez-moi mon Dieu, qu’on puisse commettre des blasphèmes. Ce sont ces hommes-là qui nous poussent à la folie et aux égarements ". Son corps frémissait, ses lèvres devenaient sèches. Effrayé, Shêkho prenait ses deux mains.
-Père, Père, Qu’est-ce que tu as ?
-Ce sont les fantômes, mon fils, les soldats noirs, n’allez pas à la porte, pour l’amour de Dieu, ils vous tueront, ils viennent. On entendait les pleurs de sa mère, elle s’approcha de lui.
-Haji…..Haji…. ! c’est moi!
Haji perdait ses forces, il dormait maintenant. La mère de Shêkho sanglotait, elle se coucha par terre près de son mari et, tout bas, elle chantonna d’une voix triste.
" Oh ma jeunesse
Toi l’étranger !
Toi le malheureux !
Malheur à moi et à mon cœur !
Quel dommage pour mon bien-aimé !
Quel dommage ! ses bras solides comme les branches des arbres sont aujourd’hui sans doigts.
Oh mon jeune ami !
Oh mon protecteur !
Oh infortuné !
Shêkho ne savait plus sur qui sa mère gémissait. Etait-ce sur le père, l’oncle ou elle-même, l’infortunée, qu’elle pleurait ?
Toute sa vie, elle s’était occupée de lui et de ses enfants. Elle avait supporté le caractère difficile de Haji, ses humeurs et ses injures. Malgré sa pauvreté, Haji, s’était rendu trois fois en pèlerinage à la Mecque.
Il a fait trois fois le pèlerinage, mais personne ne l’appelait Haji. Tout le monde l’appelait Hemîdo et pas de son vrai prénom Abdelhamid. Il était avare. Il n’écoutait personne. Il était têtu, mais la maladie l’a calmé.
Shêkho était furieux, le visage de son père avait changé de couleur et ses jambes étaient devenues maigres. Ses oreilles étaient de plus en plus longues. Un jour, un des enfants a dit à sa mère, en présence de Shêkho :
-Maman, oncle Hemîdo ressemble de plus en plus à un chien !
Pour toute réponse la mère le gifla.
Shêkho ne supportait plus que l’on vienne rendre visite à son père. Cette interdiction s’étendait même aux médecins. Le père gémissait de plus en plus. Bien des gens tombent malade, mais personne ne pouvait imaginer un tel cas. Un matin, les gémissements de son père ont réveillé Shêkho.
-J’ai très mal au dos, mon fils….ah mon dos !
Shêkho a soulevé la couverture et, à son grand effroi, il a vu une longue et grosse queue qui avait poussé au bas de son dos. Ses oreilles étaient devenues aussi larges que des feuilles d’arbre. Son visage était devenu crayeux et son corps était recouvert de poils. Son nez s’allongeait et il me parlait plus. En voyant le père dans cet état, la mère terrifiée semblait prête à perdre conscience. Shêkho se mit à pleurer. De façon presque imperceptible, le père se glissa pour quitter la pièce, il était à quatre pattes et regardait autour de lui en bougeant les oreilles. Shêkho, attiré, la regardait, il n’était ni un chien ni un âne, il avait l’aspect d’un demi-animal. Seul le regard était encore celui d’Hemîdo. Inconsciemment, Shêkho le suivait. Son père prit la direction de Sharmola (4), il courait. Shêkho est revenu pour réveiller sa mère. Il s’est lavé le visage et a compris qu’il ne rêvait pas. Tout à coup une idée lui est venue, cet animal était l’âme de son père, mais elle emmenait le corps avec elle, il était mort ! La confusion de ses pensées donnait le vertige à Shêkho. Au village, un certain Isko (5) tuait les chiens, soit avec un fusil soit avec des morceaux de pain empoisonnés. La ville avait donné l’ordre d’éliminer les chiens. On lisait dans le rapport que les autorités avaient publié :
" Pour protéger les droits de l’homme !
Pour protéger les poules qui appartiennent au peuple, et les lapins de la patrie !
Nous donnons l’ordre de tuer les chiens et nous promettons devant le peuple et l’Histoire que nous ne laisserons aucun chien vivant.
Viva !
Viva !
Mort aux chiens !
Plus Isko tuait de chiens, plus il y en avait. Ils étaient là ! Chaque fois qu’une chienne était tuée, on retrouvait dix, douze chiots qui couraient de toutes parts. Les chiens résistaient, ils dévoraient les poules et les lapins, chaque jour, c’était le tour d’une autre maison. Cela a duré jusqu’au jour où les chiens ont transmis une terrible maladie à Isko. Isko en est mort, mais les chiens ont continué à proliférer. Shêkho a dit à sa mère qu’Isko aurait pu tuer le père.
" Mère, le père ne voulait pas nous rendre la vie plus dure à cause de son corps. Ce matin là, c’est son âme enfouie dans le corps de l’animal qui a quitté la maison. Nous lui ferons un cercueil pour que tous voient qu’on enterre le père, comme tous ceux qui sont morts, au cimetière de Sharmda ". Le même jour, Shêkho a préparé les funérailles avec tout ce qui était nécessaire. Il a mis deux coussins longs et lourds dans le cercueil. Il disait aux gens : " J’ai lavé mon père, il ne faut pas faire venir le Mela (6). On a porté le cercueil à la mosquée et le mela de la grande mosquée a appelé :
" Oh bonnes gens, Heji Hemid a rendu l’âme. Il est à la mosquée. Que ceux qui veulent réciter la prière en son nom, qu’ils viennent à la mosquée ".
les gens arrivaient un à un. Alignés, ils récitaient la prière. Derrière le cercueil, ils murmuraient : " Nous sommes à Dieu et nous retournons à lui ". Quatre personnes ont porté le cercueil et d’autres les ont relayés jusqu’au cimetière. Ils suivaient tous en file indienne. Hisên Gunresh avait déjà préparé la tombe. Sur le parcours, de nombreuses personnes le saluaient, il faisait ce travail depuis tellement d’années ? Dieu seul savait de combien de personnes, il avait creusé la tombe. Shêkho ne laissait personne s’approcher du cercueil. C’est lui seul qui effectuerait la mise au tombeau. Ils ont jeté de la terre pour en recouvrir le cercueil. Certains pleuraient, d’autres riaient, d’autres encore racontaient les souvenirs de ce qu’ils avaient vécu avec le mort. Tout le monde était occupé. D’un lieu isolé sur la petite colline de Shermola, une " bête " les regardait avec curiosité. Ceux qui l’apercevaient se demandaient sans comprendre : " Est-ce un chien, un âne, un renard ou même un humain ? ".
Certains disaient : " c’est le regard d’un homme ". Des enfants lançaient des pierres en criant :
-Chien, fils de chien !
-Âne, fils de chien !
-Renard, fils de chat !
Shêkho et sa mère ont installé la grande tente noire pour recevoir les gens. Et durant cinq jours, la tente n’a pas désempli. Toute la famille était présente : les enfants, les oncles, les frères et les neveux. Comme le veut la tradition, tous les jeudis, on allait à Shermola. Les vivants rendaient visite aux morts. En courant, la " bête " lorgnait Shêkho et sa mère. Shêkho tremblait de tout son corps et se noyait dans son désarroi. Sa mère levait les mains vers le ciel en implorant : " mon Dieu, protège-nous de ce qui est plus grave ". Un jour sa mère lui avait raconté l’histoire de cette curieuse prière, un villageois qui longeait une rivière avait vu une tête coupée vaguant au fil de l’eau et de ses deux lèvres entrouvertes sortait un vœu : " que Dieu nous protége de ce qui est plus grave ".
Le villageois en resta tout ébahi. Qu’y a-t-il de plus grave que la tête coupée, un corps introuvable ? Ayant perdu conscience, cette tête est tombée dans l’eau et le courant l’a portée. Tout-à-coup, la tête s’est écrasée contre une pierre et s’est éparpillée en mille morceaux. À ce moment là, le villageois a compris ce qui pouvait arriver de plus grave. Chacun pleure ses morts, mais à vrai dire chacun pleure sur lui-même et sur sa propre condition. Shêkho regardait silencieusement autour de lui. Sa mère avait les yeux secs, c’était la sécheresse d’une vie couverte de poussières. Ces vivants avaient les larmes aux yeux, les larmes de la peur et de la misère. Autour des vivants et des morts, un tourbillon formait des colonnes de poussières. Un par un, ils rentraient chez eux. Ils étaient remplacés par des compagnons de nuit : les buveurs d’alcool et les malheureux, les mendiants, les sans-abri et tripatouilleurs, des voleurs et des morts-vivant, des filles qui s’adossaient aux stèles funéraires et laissaient des jeunes garçons aux fronts soucieux glisser leurs têtes entre leurs seins, des veuves, des femmes loin de leur mari ou des jeunes femmes mariées à des vieillards, des femmes qui pour de l’argent ou simplement pour manger écartent les jambes et punissent leur corps par le feu du plaisir et du péché. Tout une vie se passait à côté des morts, les danses, les rires et les pleurs, les reproches et les cris. La nuit, Shermola devenait le refuge de mouches égarées, des mouches énormes, vivantes ou mortes. Les bons et les mauvais s’agglutinaient au pied de Shermola :
-Amoudé, que le feu te dévore, que tu sois incendiée !
C’est ce que Shêkho marmonnait sur le chemin du retour et beaucoup pensaient qu’il était devenu fou. Chaque fois que la mauvaise humeur le reprenait, il insultait Amoudé :
-Que tu deviennes tout ridée Amoudé. Meurs et que je puisse t’enterrer à Shermola.
Depuis de temps en temps, Hemîdo apparaissait la nuit sur le chemin des vivants qui l’avaient agacé quand il était en vie. Il les terrorisait. Maintenant, tout le monde se répète que c’est Hemîdo, lui même qui est devenu le fantôme de la nuit.
(1) : Auteur kurde de Syrie -Réfugié politique en Allemagne.
(2) : Gaour : surnom péjoratif des chrétiens – sous-entendu que ce sont des yeux bleus.
(3) :Tribu kurde à cheval sur la frontière turco-syrienne.
(4) :Sharmola est une colline où l’on enterre les morts de la région.
(5) :sans doute le diminutif d’Iskander – le glorieux Alexandre.
(6) : Mela pour Mollah