Les signataires affirment que derrière un taux de croissance tant vanté par l’Occident, le tableau est alarmant avec notamment des menaces systématiques, des vagues d’arrestations massives, la mainmise du gouvernement sur la recherche et l’augmentation de la population carcérale de 250 % en huit ans.

Voici l’intégralité de la tribune :

« Alors que la Turquie affiche un taux de croissance qui fait rêver le reste du monde, dû à la longévité du gouvernement issu du parti islamo-conservateur AKP –, l’envers de ce tableau devient alarmant : un pouvoir hégémonique exerce une répression judiciaire toujours accrue sur les universitaires, chercheurs, éditeurs, étudiants et journalistes. Des vagues d’arrestations massives font régner la peur dans tous les milieux démocrates. La justice maintient des mois ou des années les prévenus sur la base d’accusations inexistantes, puis organise comme à Istanbul lundi un immense procès politique (193 accusés) destiné à briser le mouvement kurde civil et ses soutiens intellectuels.

Dans ce contexte, les libertés de recherche et d’enseignement sont particulièrement atteintes. Le cas le plus flagrant est celui de Büsra Ersanli : professeure de science politique à l’Université de Marmara, membre du parti légal kurde BDP qui siège au Parlement, elle a été arrêtée le 28 octobre 2011 et doit être jugée dans le cadre de ce procès (dit "KCK"). Alors qu’elle est accusée de "diriger une organisation terroriste", son acte d’accusation ne fait qu’inventorier les activités ordinaires de n’importe quel chercheur: déplacements scientifiques à l’étranger, conversations téléphoniques avec des journalistes, études comparatives sur différentes constitutions européennes ou articles parus dans des journaux scientifiques.

Ce genre d’accusations kafkaïennes est dirigé contre des milliers d’étudiants au sort également très préoccupant. Selon le récent rapport de l’Initiative de solidarité avec les étudiants détenus en Turquie (TODI), 771 étudiants se trouvent actuellement en détention, dont une large majorité est membre de l’organisation de jeunesse du BDP. Parmi eux, figure une autre Büsra, 22 ans, étudiante en science politique, qui dans ses lettres de prison souligne l’absurdité des accusations dont elle fait l’objet : des chansons en kurde trouvées dans son ordinateur, sa participation aux diverses manifestations et conférences de presse, etc. Comme elle, des centaines de jeunes gens se voient interdire d’étudier, soit qu’ils subissent de longues détentions préventives, soit qu’ils font l’objet des enquêtes disciplinaires menant souvent à leur exclusion des universités.

Selon la même logique, des dizaines de journalistes et d’éditeurs sont détenus pour avoir enquêté et publié comme leur profession les y engage. Posséder un ouvrage de sciences sociales devient en soi une preuve dans les actes d’accusation, rappelant les années de la dictature militaire. Comment se fait-il alors que des actes aussi ordinaires puissent être associés au crime de terrorisme ? La modification de la loi anti-terreur en 2006 a banalisé la définition du terrorisme de manière à ce qu’elle couvre la moitié des crimes énumérés dans le code pénal. Ainsi, selon l’Associated Press, un tiers des détenus accusés de terrorisme dans le monde entier se trouve dans les prisons turques. Rien d’étonnant à cela, puisque la nouvelle loi, au lieu d’établir un lien avec l’actionarmée, permet de criminaliser de simples actes d’expression publique. La participation à la marche des femmes du 8 Mars ou au défilé du 1er Mai devient ainsi une preuve d’affiliation au terrorisme dès lors qu’une organisation illégale a fait appel à y contribuer.

Dans le domaine de la recherche, des menaces systématiques sont exercées sur la liberté des universitaires et des chercheurs. Un rapport du Groupe

onal de travail sur la liberté de recherche et d’enseignement (GIT Branche Turquie) établit de nombreux cas récents d’étouffement de cette liberté. Selon ce même rapport, les chercheurs qui travaillent sur des sujets et des terrains sensibles font l’objet d’intimidation et peuvent voir leurs activités passer sous le coup de la loi anti-terreur. La mainmise du gouvernement sur la recherche est d’ailleurs attestée par la modification du statut du TUBITAK, l’équivalent du CNRS en Turquie, qui a perdu toute son autonomie – le numéro spécial de la revue de cette institution consacré à Darwin et à l’évolution a été ainsi censuré en 2009.

En découle toute une nouvelle définition de la "terreur", menée sans armes ni violence ni intention. En conséquence, la population carcérale a augmenté de 250 % en huit ans, et sur ce chiffre, la part de la détention préventive s’élève désormais à 40 %. Comme l’ont montré les récentes émeutes carcérales à Urfa, la surpopulation des prisons constitue elle-même une manière de punir les détenus. Et l’Association des droits de l’homme en Turquie a recensé des centaines de cas de torture et de traitements dégradants commis au sein des prisons pour la seule année 2011.

Toutes ces atteintes aux libertés, associées aux décisions judiciaires arbitraires, dévoilent les aspects autoritaires du gouvernement AKP et expliquent les raisons pour lesquelles la société civile turque s’inquiète de son avenir. Les milieux diplomatiques et les médias internationaux qui s’empressent de déclarer que la Turquie du premier ministre Erdogan est un pays modèle pour le Moyen Orient, pour sa stabilité politique et sa croissance économique, ferment les yeux sur le viol des libertés publiques, politiques et intellectuelles. On est loin de la démocratisation dont l’AKP s’était fait le héraut il y a 10 ans. Plutôt que de s’attaquer à l’appareil répressif de l’Etat hérité de la dictature militaire, il l’a repris à son propre compte et le dirige aujourd’hui contre tous les dissidents. Parmi eux, les chercheurs, les journalistes, les étudiants qui paient un lourd tribut au maintien d’un espoir démocratique. La voie de la liberté est de plus en plus étroite en Turquie. L’Europe doit en prendre conscience de toute urgence.

Premiers signataires :

Samim Akgönül, enseignant-chercheur à l’Université de Strasbourg-CNRS ; Salih Akin, maître de conférences à l’Université de Rouen; Janine Altounian, psychanalyste, membre fondateur d’AIRCRIGE; Marie-Laure Basilien-Gainche, maître de conférences à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle; Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS/Sciences-Po Paris; Annette Becker, professeure à l’Université de Paris Ouest; Avner Ben-Amos, professeur à l’Université de Tel Aviv; Faruk Bilici, professeur à l’INALCO; Matthias Bjornlund, chercheur au Danish Institute for Study Abroad; Olivier Bouquet, maître de conférences à l’Université de Nice; Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS; Jean-Paul Burdy, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Grenoble; Lieven De Cauter, professeur au Mediaschool Rits de Bruxelles; Christophe Charle, professeur à l’Université de Paris 1-Panthéon Sorbonne; Dominique Colas, professeur à Sciences-Po Paris; Etienne Copeaux, historien de la Turquie; Philippe Corcuff, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Lyon; Yves Déloye, professeur à Sciences-Po Bordeaux et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, secrétaire général de l’Association française de science politique; Gilles Dorronsoro, professeur à l’Université de Paris 1-Panthéon Sorbonne; Vincent Duclert, professeur agrégé à l’EHESS et à Columbia University-Paris; Deborah Dultzin, Universidad NacionalAutonoma de Mexico; Ragip Ege, professeur à l’université de Strasbourg; Jean-Louis Fabiani, directeur d’études à l’EHESS; Sylvie Gangloff, chargée de cours à l’INALCO; François Georgeon, directeur de recherche au CNRS; Catherine Goldstein, directrice de recherche à l’Institut Jussieu; Nilüfer Göle, directrice d’études à l’EHESS; Diana Gonzalez, enseignante à Sciences-Po Paris; Benjamin Gourisse, postdoctorant de l’Université de Paris 1-Panthéon Sorbonne;  André Grelon, directeur d’études à l’EHESS; Gérard Groc, chercheur associé à l’IREMAN/CNRS; Erdal Kaynar, postdoctorant de l’EHESS; Ali Kazancigil, co-directeur de la revue Anatoli; Raymond Kévorkian, professeur à l’Institut français de Géopolitique; Hans-Lukas Kieser, professeur à l’Université de Zurich; Michèle Lardy, maître de conférences à l’Université de Paris 1-Panthéon Sorbonne; Gulçin Erdi Lelandais, Marie Curie Fellow University of Warwick; Henri Lombardi, CNRS Lab Besançon ; Hélène Piralian-Simonyan, psychanalyste et membre fondateur de l’AIRCRIGE; Claire Mauss-Copeaux, chargée de recherches au CNRS; Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS; Veli Pehlivan, doctorante à l’EHESS; Jean-François Pérouse, maître de conférences à l’Université de Toulouse-II; Dalita Roger-Hacyan, maître de conférences à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne; Monique de Saint Martin, directrice d’études à l’EHESS; Emine Sarikartal, doctorante à l’université de Paris-Ouest; Inan Sevinç, doctorant et assistant à l’Université de Strasbourg; Roger W. Smith, professeur émérite au College of William and Mary (Williamsburg, Virginie), ancien président de l’International Association of Genocide Scholars; Emmanuel Szurek, doctorant à l’EHESS; Ferhat Taylan, doctorant à l’université de Bordeaux ; Lucette Valensi, directrice d’études à l’EHESS; Murat Yildizoglu, professeur à l’université de Bordeaux, signataires de la Déclaration inaugurale du Groupe international de travail "Liberté de recherche et d’enseignement en Turquie".  (actukurde.fr/actualites, 5 juillet 2012)

F
E
E
D

B
A
C
K