La Turquie piétine depuis des années à la porte de l’Union européenne et celle-ci semble être close pour longtemps ! Il est vrai que les problèmes principaux relevés dans le dernier rapport du Parlement européen ne sont pas entièrement résolus même si on constate quelques progrès: la question kurde est loin d’être résolue, la reconnaissance du génocide arménien n’est pas à l’ordre du jour et la situation chypriote pose toujours un problème. On a cependant constaté que quelques initiatives ont été prises par l’AKP, mais elles ont souvent été suivies de retours en arrière, le pouvoir n’arrive pas à dépasser les tensions liées aux tentatives récentes de démocratisation, par contre un consensus semble régner à Ankara sur la nouvelle politique étrangère de la Turquie qui semble avoir pris un élan nouveau.

Le ministre des affaires étrangères, M. Ahmet Davutoglu a une vision très claire du rôle à jouer pour la Turquie qui est à la fois membre du G20 et de l’OTAN, et dont sa proximité avec des pays proches en conflit lui permet de jouer un rôle important. Son but est d’éviter les problèmes frontaux  avec les voisins mais aussi d’exercer une pression apaisante basée sur la persuasion et la négociation.
Pour le ministre, la voie est claire et évidente, il faut que la Turquie profite de ses relations avec des groupes ethniques et religieux qui lui sont proches. Il veut favoriser un dialogue de haut niveau lié à une interdépendance sur le plan économique et la prise en compte de la diversité culturelle. M.Davutoglu n’est pas un politicien, c’est un universitaire sans aucun mandat électif. Depuis sa prise de fonction en mai 2009, il a réalisé un certain nombre d’accords avec la Syrie et l’Irak ainsi que quelques approches avec l’Arménie sans parler de ses tentatives de médiation entre Israël et les Palestiniens. On peut d’ailleurs constater que la Turquie s’est éloignée d’Israël, et il déclare à ce sujet: « Pour qu’une médiation soit efficace, il faut qu’il y ait une volonté de paix. Quand Israël l’aura, nous serons prêts à l’écouter ». Cette phrase marque un changement profond vis-à-vis d’Israël dont la Turquie était la seule « alliée » dans la région.

Un autre changement important dans la politique étrangère est le fait que la Turquie ne semble plus être aux ordres des États-Unis. Déjà en 2003, la Turquie leur avait refusé l’utilisation de son territoire comme porte d’entrée pour envahir l’Irak. Cela avait d’ailleurs permis aux Kurdes d’Irak de jouer un rôle important dans cette guerre en proposant aux Américains l’utilisation de leurs petites bases aériennes ce qui a ouvert le chemin d’une autonomie de gestion de plus en plus confirmée au Kurdistan irakien, ce fait, d’ailleurs, n’était certainement ni prévu ni désiré par la Turquie.

La population turque, comme l’ensemble de la planète, s’inquiète évidemment des conséquences de la crise financière mondiale et du chômage qui s’ensuit, rappelons qu’il s’élève à 30% chez les jeunes mais on découvre aussi qu’elle s’intéresse prioritairement à la situation de Gaza et qu’elle a acclamé Erdogan à son retour de Davos où il avait claqué la porte d’un débat télévisé avec Shimon Pérès. Cet incident a fait de M. Erdogan un héros pour le monde arabe et musulman.
D’autres incidents avec Israël comme la prise du bateau turc apportant de l’aide humanitaire à Gaza, la menace de rappeler l’ambassadeur turc humilié par M. Ayalon, ministre des affaires étrangères israélien ainsi que l’annulation par la Turquie d’exercices militaires conjoints  prouve qu’il y a un changement net dans les rapports entre les deux pays.
Par diverses interventions dans les négociations entre la Syrie et Israël ainsi que son aide à la résolution de la crise présidentielle libanaise, la Turquie a démontré qu’elle voulait d’une certaine façon remplacer l’Iran. C’est d’ailleurs sur ce plan que la politique étrangère divise les Turcs. Faut-il aider le président Ahmadinejad, n’est-ce pas dangereux ? Par contre la réconciliation avec la Syrie qui tient presque du miracle est totalement approuvée.

La Turquie ne regarde pas seulement vers le monde musulman, elle se tourne également vers la Russie, la Géorgie, l’Arménie et même la Serbie.
Certains opposants (les partis laïcistes) craignent aussi que l’AKP, parti musulman, se tourne trop vers le Proche- et Moyen-Orient, mais, objectivement, on ne peut pas parler d’un axe exclusivement oriental et il est certains que c’est plutôt la situation économique de la Turquie qui explique en grande partie sa politique extérieure, la Turquie est en recherche  de nouveaux marchés pour son exportation et l’Orient est un marché important. Le pays est condamné à une croissance fondée sur les exportations, la base sociale de l’AKP est constituée en majorité d’entrepreneurs et de classes moyennes d’origine anatolienne, ils ont le sens du commerce et cela permet de rêver pour la Turquie d’entrer dans une démocratie stable où l’armée sera définitivement rentrée dans ses casernes.

Les rapports avec les États-Unis restent bons et la conception politique du président Obama permet une certaine concordance de vue inexistante à l’époque de M. George W. Bush. Le discours du Caire de M. Obama en faveur d’un dialogue avec les musulmans et du respect des droits de la personne sont en adéquation avec Ankara. Par contre, la Turquie se sent moins à l’aise avec l’Europe, surtout depuis que M. N. Sarkozy et Mme A. Merkel ont prononcé un « non » catégorique à l’entrée dans l’Union Européenne et il semble définitif. Malgré tout, le monde politique turc pense à juste raison que ces deux personnages politiques européens ne sont pas éternels et qu’il faut surtout continuer à démocratiser le pouvoir et poursuivre les réformes dans le but de devenir un membre de cette Union.  

Malgré quelques progrès réalisés par la Turquie, l’Union européenne les estime insuffisants,   certains problèmes ne sont résolus que très partiellement et aux yeux de l’Europe, il est indispensable d’aller plus loin afin d’établir un climat de confiance.
L’un d’entre-eux, la reconnaissance du génocide arménien, est au point mort. Certes l’AKP a eu le courage d’aborder cette question en prévoyant de rétablir les relations diplomatiques avec l’Arménie et en ouvrant un point de passage sur la frontière commune aux deux pays, mais il semble que c’était surtout dans le but de permettre des relations économiques entre ceux-ci. L’intérêt pour l’Arménie enclavée et entourée de pays avec lesquels il lui était impossible de commercer est évident. Par contre la solidarité ethnique entre la Turquie et l’Azerbaïdjan (peuplé majoritairement de Turcs azéris) est toujours aussi forte. La question du Haut-Karabakh, région peuplée majoritairement d’Arméniens et conquise de haute lutte par  eux, empêche toute évolution favorable dans la mesure où Ankara veut qu’Erevan retire ses troupes et rende la région à l’Azerbaïdjan.
Il y a également une discussion interne en Turquie liée en partie au meurtre du journaliste arménien Hrant Dink accusé comme l’écrivain turc Ohran Pamuk d’avoir « insulté l’identité turque » en vertu de l’article 301 parce qu’ils réclamaient la reconnaissance du génocide arménien. Cet article a été modifié le 30/04/2008 mais il n’est toujours pas question de reconnaître le génocide car les kémalistes sont encore trop puissants de plus la population turque n’est pas prête à faire le pas et reconnaître sa culpabilité.

Au sujet de Chypre, la Turquie a fait ce qu’il fallait et l’AKP a soutenu le plan de paix de l’ONU. Les Chypriotes turcs ont voté « oui » à 64,9% pour fédérer les deux États (chypriotes turcs et grecs) afin d’entrer ensemble dans l’Union européenne, mais ce sont les Chypriotes grecs qui ont saboté le projet en votant « non » à 75,83%. Chypre sans sa partie turque a rejoint l’UE. L’élection de M. Papandréou, dirigeant grec pragmatique, a rendu l’espoir mais il faudrait que l’Union européenne s’implique plus dans les pourparlers qui ont repris en janvier 2010.

Avec les Kurdes, la politique turque a un double visage, il y a une nette ouverture en direction du Kurdistan irakien, celui-ci l’a d’ailleurs achetée à un très haut tarif en accordant en grande partie l’exploitation de ses ressources pétrolières à des entreprises turques ce qui d’ailleurs peut être considéré comme un manque de solidarité avec leurs compatriotes de Turquie qui les avaient aidés lors des massacres de Saddam Hussein. Ils auraient pu lors des tractations commerciales exiger et obtenir une avancée dans les droits civiques de ceux-ci.
Abdullah Gül, lors de son passage dans la région irakienne, a même prononcé un mot interdit jusque-là en Turquie : « Kurdistan », la valeur de cette déclaration aurait été plus crédible si ce mot était toléré en Turquie où au-delà de la frontière irakienne vivent les mêmes populations sur tous les plans que les Kurdes irakiens d’Erbil.
L’AKP avait semblé ouvrir le débat en proposant d’ouvrir des pourparlers avec les Kurdes de Turquie, mais l’espoir s’est très vite éteint. Le parti kurde DTP et ses députés démocratiquement élus ont été exclus de la vie politique sur des prétextes qui ne sont pas très clairs, de plus des poursuites judiciares ont été entamées contre eux. L’État turc continue à nier la réalité kurde et même un journal comme Hürriyet, sous la plume de Mustafa Akyol, d’habitude peu favorable aux Kurdes, insiste sur le manque d’ouverture de l’État turc en ce qui concerne « la question kurde » principale pierre d’achoppement pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Nous reprenons quelques phrases de cet article: « Le discours officiel pendant des années a toujours été le même: c’étaient des puissances étrangères qui voulaient affaiblir la Turquie en exploitant des différences ‘mineures’. » Selon la même source : « C’est l’État turc qui par sa politique tyranniques de turquisation ainsi que la répression brutale de son opposition kurde qui a transformé le problème en ‘question kurde’ ». Encore actuellement, l’idéologie kémaliste qui a été la base constitutive de la Turquie empoisonne l’ambiance. Or rien ne pourra avancer si on ne désamorce pas les tensions. Pour mettre fin à la violence dans le sud-est de la Turquie, à forte majorité kurde, il faut reconnaître les députés kurdes  démocratiquement élus et réduire le rôle de l’armée qui trouve la justification de son budget pléthorique dans les troubles permanents du Kurdistan de Turquie qu’elle provoque à tout moment par son attitude inacceptable d’occupante.
Sans résolution de la « Question kurde », la Turquie ne pourra jamais être considérée comme un État démocratique !   
        
23/10/2010

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