Nous avons, en 2002, proposé une conférence: "Le mystère des Kurdes" où nous essayions de définir leurs origines ethniques et linguistiques. Nous allons essayer de retracer leur histoire, gageure d’autant plus ardue qu’ils ont laissé peu de traces écrites à part le "Cheref-Nâmeh", écrit au 16e siècle en persan par Emir Cheref Khân Bitlisi, texte où la légende côtoie l’histoire.
L’Histoire
Le nom de Kurdistan, pays des Kurdes, n’est pas celui d’un Etat indépendant, délimité par des frontières politiques définitives mais celui d’une région où vit une population ayant majoritairement la même origine ethnique. Ce nom n’apparaît qu’au 12e siècle sous le règne de Sandjar, dernier grand Seldjoukide qui créa cette province avec comme chef-lieu Bahâr au nord-ouest de Hamadân. Elle comprenait les vilayets de Hamadân, Dînawar et Kermanchahân à l’est du Zagros et ceux de Chehrizour et Sindjar à l’ouest de cette chaîne. Plus à l’Ouest, on ne connaissait les régions kurdes que sous le nom de Djibâl el-Djezireh (ou Diyarbakir), dénomination qui recouvre les régions kurdes de Turquie et d’Irak. Dans la géographie ottomane, on reprend sous le nom de Kurdistan (au 17e siècle) trois livas (régions): le Dersim, le Mouch et le Diyarbakir. Ces provinces ne correspondaient nullement à l’aire d’expansion ethnique kurde, beaucoup plus vaste même à l’époque (voir carte en fin de texte).
Les Kurdes sont inséparables des montagnes et là où commence la plaine, ils cèdent la place aux Arabes, aux Turcs, aux Persans et sur les rives du lac de Van, ils se retirent devant les Arméniens. On peut estimer qu’actuellement ils sont plus de vingt- cinq millions sans compter leur importante diaspora d’au moins cinq millions de personnes.
Les Kurdes se divisent en sédentaires et en semi-nomades, ceux-ci au cours des âges, deviendront de plus en plus des semi-sédentaires. Les semi-nomades passent l’hiver dans la pénéplaine où ils effectuent les semailles du printemps puis ils remontent avec les troupeaux vers les hauts pâturages d’été en laissant leurs villages sous la surveillance de quelques-uns, souvent les plus âgés. Dans le temps, ces transhumances se faisaient sur les grandes distances allant de la Mésopotamie à la Perse. Le remodelage de la région effectué par le traité de Lausanne a modifié les comportements en créant des frontières artificielles dans les régions habitées par les Kurdes et cela a modifié profondément leur façon de vivre.
L’élevage du mouton joua et joue encore un rôle très important dans leur économie car il fournissait tout ce dont le Kurde avait besoin. Il utilisait également les ânes et élevait des chèvres. Dans certaines régions, le cheval jouait un rôle très important et leur élevage était renommé surtout dans la zone frontalière turco-iranienne, c’était dû à la quasi-indépendance dont jouissaient les tribus dans cette région très escarpée. Au 19e et début 20e siècle, ils approvisionnaient en bétail des villes importantes comme Bagdad, Istanbul ainsi que la Syrie. Ils exportaient également des laines et des lainages.
L’artisanat était l’occupation des femmes qui excellaient dans la confection des tissus et des tapis aux couleurs vives, ils étaient réputés pour leur art de combiner les couleurs vives. Par contre les Kurdes n’ont jamais été commerçants et pour vendre leurs produits, ils utilisaient les Arméniens ou tout autre sédentaire. Ils pratiquaient également le troc. Grands amateurs d’armes dont ils avaient besoin dans leur vie aventureuse et exposée aux dangers, ils n’hésitaient pas à dépenser de grosses sommes pour les acquérir. Ils aimaient également les beaux vêtements qu’ils portaient avec une noble aisance et le petit bouclier qu’ils utilisaient était souvent un objet d’art finement incrusté, les soieries et les turbans étaient recherchés.
Ce qui précède n’est qu’un aperçu très raccourci de leur vie sociale et économique (avant la fin de l’empire ottoman) qui présentait en fait une grande complexité. On devrait également parler de la famille kurde et de la place qu’occupe la femme en son sein. Le système tribal d’une grande importance et la parfois difficile cohabitation entre les tribus, la vie culturelle et les prestations militaires ne peuvent pas être passées sous silence mais elles feront l’objet d’un autre exposé.
Le Kurde et l’Etat – la nation kurde
Il faut différencier la notion d’Etat qui est un phénomène politique basé sur le principe d’autorité et la notion de Nation qui doit sa cohésion à une conscience commune. Ces deux notions ont eu une évolution différente en Orient et en Occident.
En Islam, la conscience religieuse a longtemps primé la conscience nationale. La notion essentielle était le Dar-al-Islam et ne comprenait aucune notion ethnique. Cette notion va naturellement évoluer mais l’idée nationale va cependant rester très longtemps au second plan. Ella va finir par émerger tardivement et aura pour but de fonder des Etats nationaux durables et stables. Les premières tentatives seront le fait des Turcs et même des Turco-Mongols mais les Kurdes n’en profitèrent pas, même s’ils ont participé aux événements. On peut penser que la faute en est à l’incapacité que les Kurdes ont longtemps eue de s’entendre entre eux.
Il y a une légende en Orient qui raconte de façon imagée l’échec kurde, elle est naturellement purement anecdotique. On raconte que Mohammed rassemble les princes de l’univers qui lui expriment leur soumission. Oghuz Khan envoie un prince kurde comme délégué. C’est un géant au teint sombre et au regard perçant, sa vue effraie le prophète qui demande sa nationalité, on lui apprend qu’il est kurde… et le prophète prie Allah de ne pas permettre qu’un peuple aussi guerrier soit un jour uni.
En fait les Kurdes ont toujours laissé échapper les occasions offertes telles celle de Saladin, fondateur de la dynastie des Ayyubides et plus tard, quand un autre Kurde, Kerim Khân Zend occupa le trône de Perse (1760-1779), des Kurdes d’autres tribus dont les Beni Ardelan et les Moukri, s’allieront aux Kadjârs pour lui enlever le pouvoir. Rappelons également que tout au long de leur histoire, les tribus kurdes se rallieront tantôt au sultan de Turquie, tantôt au chah de Perse, ce dont ces souverains profiteront abondamment. Le poème Mêm-ô-Zîn du grand poète kurde Ahmed Khanî (17e siècle) rapporte: "Toutes les fois que les Arabes et les Turcs mobilisent, ce sont les Kurdes qui baignent dans le sang… Toujours désunis, en discorde, ils n’obéissent pas l’un à l’autre." Le Kurde est un guerrier renommé et au cours des siècles on va utiliser ses qualités dans le métier des armes, le sang kurde va largement faire les frais des luttes constantes qui opposèrent les différents Etats de la région. Cette importance de leur rôle militaire aura également comme conséquence, au sein des tribus, d’instaurer un système féodal qui va persister jusqu’à la fin du 19e siècle.
Reprenons l’histoire des Kurdes en détail, leur lointain passé est des plus obscurs, il existe de grandes lacunes chronologiques entre des périodes plus ou moins connues, surtout en ce qui concerne la période ayant précédé la conquête arabe. Grâce au Cheref-Nâmeh, seul ouvrage historique kurde, écrit en persan au 16e siècle, et complété par Mohammed Emîn Zeki, homme d’état irakien, écrit en kurde, on peut en tracer certains aspects, en séparant soigneusement l’histoire de la légende. Ce récit peut être complété par ce qu’on rapporte dans les chroniques arméniennes et syriennes.
Nous y apprenons que la partie sud-orientale du Kurdistan central fut soumise à la dynastie arménienne des Haïkan qui dépendait des Achéménides, puis ce fut Alexandre le Grand, les Séleucides, les Arsacides et enfin les Sassanides qui seront vaincus par les Arabes au 7e siècle. Pendant la période des dynasties Arsacides (Parthes), le Kurdistan fut le théâtre des luttes meurtrières et incessantes entre l’empire romain et l’empire parthe, ce fut également le cas entre l’empire byzantin et l’empire sassanide qui leur succédèrent. Ces guerres continuelles bouleversèrent la région et ne lui permirent pas de trouver un équilibre. C’est tout au long de ces périodes troublées que va se produire ce qu’on peut appeler l’expansion des Kurdes. De fait, à partir de leur habitat primitif en Médie, les Kurdes à travers ces siècles vont essaimer dans toutes les directions pour atteindre les environs d’Alep à l’Ouest, la Géorgie et l’Azerbaïdjan au Nord, la route de Kermânchâhan au Sud, quant à l’Est on peut parler d’une ligne qui va de l’ouest du lac d’Ourmia à Hamadân sans oublier la poche au Khorasan où ils furent déportés par le chah Abbas afin de protéger l’Iran contre les brigandages des Turkmènes.
Il est fort probable que pendant les périodes qui précédèrent la conquête arabe, ils étaient zoroastriens et qu’ils restèrent longtemps fidèles à cette religion avant de se convertir progressivement à l’Islam.
C’est grâce aux recherches de certains savants persans et russes que l’on peut connaître les destinées du peuple kurde à partir de la conquête arabe jusqu’à la fin de l’empire ottoman. On peut diviser cette histoire en trois périodes: la première se situe entre la conquête arabe et les épigones des Mongols (7e au 15e siècle) durant laquelle des dynasties naissent et disparaissent à la pointe de l’épée. La deuxième va du début du 16e siècle à la moitié du 19e siècle, durant laquelle des Etats constitués comme la Turquie et la Perse englobent quelques féodalités kurdes vassales. La troisième part de la suppression des féodaux pour aboutir aux révolutions turques et persanes, c’est à cette période qu’apparaît le mouvement national kurde.
Première période
Le premier point à rappeler c’est la farouche résistance opposée par les Kurdes aux Arabes lors de la conquête de Holwan, Tekrit, Mossoul, Djézireh et l’Arménie orientale. On peut en chercher la raison dans des causes religieuses mais aussi sociales (la lutte pour les pâturages). Pour amadouer les Kurdes, on essayera même la diplomatie traditionnelle, la mère du dernier des Omeyyades Merwan Hakim était kurde. Même convertis à l’Islam, les Kurdes participent à plus d’une révolte dont celle des esclaves Zanji dans le sud de l’Irak. On rapporte des récits épiques sur Faris de Djézireh qui sortit vainqueur de ses duels, sur Efchin Mohammed qui après avoir guerroyé contre les Tulunides (868-905) reçut du calife al-Mutadid, le Chehrizour et l’Azerbaïdjan, ce qui constitue un beau domaine qu’il va d’ailleurs étendre.
Pendant cette même période, nous découvrons quelques dynasties kurdes dont certaines ont duré et ont acquis une notoriété historique. La première est celle des Chaddadites, fondée en 951 par Mohammed Chaddad ben Kartou de la tribu des Rawâdi, celle de Saladin. En 1072, cette dynastie se divise en deux branches, celle de Gandja et celle d’Ani. Ce sera le Seldjoukide Malik Shah qui y mettra fin. Notons que les princes de cette dynastie régnèrent sur des populations majoritairement arméniennes et laissèrent des monuments remarquables dont deux mosquées à Ani. Dans la province de Djibâl, une autre dynastie fut fondée par Hassanwaih ben Hassan du clan des Barzikan qui rendit service au Buyide Rukn al Dowla et fut protégée par lui mais elle fut dépossédée par un autre Buyide, Chams al Dowla. La plus connue reste celle des Merwanides, fondée par Abou Ali ben Merwan ben Dustak, qui était un Kurde affranchi, elle dura de 990 à 1096, ses possessions comprenaient le Diyarbakir et Urfa (Edesse). Ces dynastes furent très aimés même par les chrétiens qui apprécièrent leur tolérance. Ils furent éliminés par les Seljukides qui s’installèrent dans la région. Il reste à mentionner d’autres dynasties moins connues, celle des Banou Annaz (950-1116) dans le Djibâl, celle des Chabrankara (11e siècle) dans le Fars, celle des Hazaraspides (1148-1339) atabegs du Luristan, pour ces derniers, il y a controverse sur le plan de l’appartenance des Lures au peuple kurde.
La dynastie la plus célèbre fut naturellement celle des Ayyubides, fondée par Saladin mais il faut insister sur le fait que si Saladin était bien kurde, la majorité de ses troupes étaient composée de Turcs et qu’il prit son essor sous l’égide de Zanki et de Noureddine, turcs eux-mêmes. Les Ayyubides gouvernèrent l’Egypte, la Syrie, une partie de la Mésopotamie et le Khilat (Van), ils furent renversés par les Mamelouks.
L’existence de ces dynasties nous prouve l’importance de l’élément kurde dans cette période du Dar-al-Islam. Mais ne perdons jamais de vue que, comme partout à cette époque, il y eut un croisement massif de sang kurde et turc ainsi que des unions kurdo-chrétiennes et kurdo-arabes. Dans les annales arméniennes, on parle de deux chefs militaires renommés et chrétiens, Zacharie et Ivane qui étaient kurdes.
L’islam fut pour les Kurdes une grande force civilisatrice qui allait déterminer pour longtemps leur évolution politique et sociale. Avec l’apparition des Mongols au 13e siècle, le rôle des Kurdes devint plus effacé. Rappelons que lors de leur avance en Mésopotamie, deux chefs de tribus kurdes essayèrent avec des forces importantes de les bloquer mais ils furent battus et Arbil (Hawler en kurde) fut prise et dû être rachetée. On raconte cependant qu’avant d’attaquer Bagdad, Hülegü s’était assuré l’appui des Kurdes dont celui de l’atabeg du Petit Luristan: Süleyman Chah. Dans le Cheref-Nâmeh, on rapporte que sous les Timourides, certains chefs kurdes furent confirmés dans leurs prérogatives mais les Turcomans du Mouton Blanc (15e siècle) s’efforcèrent de réduire à néant les grandes familles kurdes.
Deuxième période:
En 1514, à l’époque où les deux empires: le savafide et l’ottoman, sont en train de se constituer, va se poser pour la première fois la question kurde. Après la bataille qui avait opposé le sultan Selim 1er et le chah Ismaïl et cherchant à s’intégrer la région habitée par les Kurdes, les deux empires vont se la partager. Cette période va être traumatisante pour le peuple, on va séparer arbitrairement des tribus et même des familles, les nomades devront modifier leurs itinéraires de transhumance à cause de cette frontière jusque là inconnue.
‘est à cette même époque que va s’imposer le régime féodal dans cette région. Les deux empires s’étant constitués, il n’y avait pratiquement plus aucune chance aux Kurdes d’acquérir leur indépendance. Malgré tout, certains Kurdes vont jouer, au sein de ces Etats, des rôles que l’on peut qualifier d’importants. Citons un Kurde: Hakim Idris de Bitlis qui fut chargé de faire entrer ses congénères dans le système ottoman et le fait que huit sandjaks furent administrés par des chefs kurdes surtout dans le Diyarbakir. Cinq gouvernements kurdes conservèrent leurs dynasties héréditaires et ce système fut étendu au Kurdistan turc tout entier depuis Malatya jusqu’à Bayazid et Chehrizour. On cite un traité d’amitié et d’alliance conclu entre la Turquie et les vingt trois états kurdes également en 1514, ce traité d’amitié dura plus de cent cinquante ans et beaucoup de Kurdes sacrifièrent leur vie en participant à toutes les guerres menées par les Ottomans. Certains ont reproché au Cheikh Idris d’avoir par son action conditionné l’histoire du peuple kurde et de lui avoir ôté toute chance de se constituer en un Etat, c’est faire preuve d’anachronisme car le point de vue nationaliste était inexistant à cette époque.
Dans ces Etats, autant le turc que le persan, les Kurdes s’organisent en fait comme bon leur semble et dans un état proche de l’anarchie. C’est un système complètement féodal, les seigneurs battent monnaie et font dire la khoutba en leur nom.
Il ne faut pas être trop sévère dans notre jugement vis-à-vis des féodaux qui essayaient de régner, en effet les Kurdes des tribus sont foncièrement réfractaires à trois institutions qui sont les bases habituelles d’une société nationale moderne, à savoir le service militaire obligatoire, l’impôt, les taxes douanières ou autres.
Ce n’est que vers 1683, après l’échec de Vienne que l’Etat ottoman se mêla des affaires kurdes. Süleyman ll nomma un gouverneur général à Diyarbakir qui devait servir d’intermédiaire entre les seigneurs féodaux kurdes et Istanbul. Les fiefs kurdes devinrent des provinces turques et leurs chefs n’eurent plus qu’une autorité nominale. La dernière tentative de résistance, dans cette période, eut lieu sous Abdul el Mejid en 1847, remarquez combien cette date est tardive, ce fut celle du prince Bedir Khan de Djézireh qui succomba trahi par son cousin.
En Perse, les princes féodaux d’Ardelân furent progressivement spoliés de leurs privilèges et en 1860, ils furent remplacés par un prince Kadjâr. Il y eut cependant un passage au pouvoir d’un Kurde lors des luttes contre les derniers Safavides, celui de Kerim Khân Zend (1760-1779), il fut juste, humain et mécène mais il fut trahi par les siens, une vieille habitude kurde, et remplacé par un Kadjâr.
Citons encore, parmi les personnages historiques d’envergure: Mîr Mohammed qui au début du 19e siècle gouverna Rawanduz et qui frappa monnaie. Son domaine s’étendait jusqu’à Nisibe et Mardin. En 1826, il se proclama indépendant et entretint des relations diplomatiques avec la Perse et l’Egypte ainsi qu’avec les Ottomans lorsqu’il sut profiter du désarroi provoqué par la révolte du pacha d’Egypte Mohammed Ali. Les Ottomans s’efforçaient alors de recruter, souvent par la force, les Kurdes pour grossir son armée contre les rebelles.
Troisième période:
Cette période s’étend du 19e siècle à la première guerre mondiale, elle correspond à la suppression du régime féodal en Turquie et en Perse. Selon certains historiens, la déchéance du régime féodal au Kurdistan est due au fait que les seigneurs kurdes, en pressurant trop leurs sujets finirent par saper les bases de leur puissance militaire, de plus ils ne s’adaptèrent pas à la nouvelle économie qui naissait dans le milieu kurde, changement qui par contre profita aux obâ-bâchi, les capitalistes du crû.
Il y eut cependant à cette époque des attaques de chefs kurdes, des révoltes de princes dont celle de Bedir Khan (1847) contre le pouvoir ottoman, elles n’eurent comme unique conséquence que d’affaiblir la société kurde qui reste tribale mais sans chef. Ce sont les cheikhs qui reprendront le flambeau.
Les Kurdes voyaient l’autorité héréditaire de leurs chefs traditionnels ébranlée mais rien ne fut tenté pour y substituer un autre pouvoir capable d’intégrer ce peuple dans la vie d’un Etat. Le comte de Cholet qui voyagea dans ces régions parle de l’indocilité des Kurdes dont il dit que seule la crainte peut les faire plier. Certaines trahisons vont faire que les Kurdes vont s’enraciner dans la méfiance et ne pourront donc pas se fondre dans les collectivités politiques dont ils devraient faire partie.
En 1839, avaient commencé les réformes (Tanzimat) pratiquement imposées par l’Occident au sultan ottoman qui laïcisaient le statut des différentes communautés de l’empire. Cela incita certains sultans comme Abdul Hamid (1876-1909) à instaurer l’idée d’un loyalisme pan-islamiste en utilisant sa fonction de calife, mais cela n’empêcha pas les soulèvements kurdes de se succéder. Dans cette idée pan-islamiste, le sultan ottoman va créer des régiments irréguliers de Kurdes mais aussi composés de tribus arabes et turkmènes dits ‘Hamidiyé’ qui connurent une brève existence et sont surtout connus sous leur aspect le plus négatif en tant que persécuteurs des Arméniens. Les Kurdes ne se plièrent pas tous à cette politique abjecte et on peut rappeler ces paroles réalistes et prémonitoires du cheikh Obeidullah (1885) que l’on pressait de massacrer les chrétiens d’Ourmia: "Nous autres, les Kurdes, ne sommes nécessaires aux Turcs qu’en tant que contrepoids des chrétiens. Quand il n’y aura plus de chrétiens, les Turcs dirigeront leurs persécutions contre nous." En octobre 1927, le Khoyboun (Comité National Kurde – "être soi-même") représentant le peuple kurde et les représentants du peuple arménien vont reconnaître le Turc comme leur ennemi commun et effectuer la réconciliation générale.
A la fin du 19e siècle, devant la faiblesse de plus en plus marquante du pouvoir ottoman, un mouvement de renouveau va se créer, celui des ‘Jeunes Turcs’ qui va comprendre parmi ses fondateurs des Kurdes dont Abdullah Cevdet et Ishak Sükuli, mais les Kurdes vont rapidement perdre leurs illusions d’égalité et de démocratie. Le mouvement des Jeunes Turcs va devenir violemment raciste et même fascisant. Il va prendre le pouvoir en 1909 et exiler Abdul Hamid. Les activités politiques et culturelles des Kurdes furent interdites et les dirigeants des associations furent assassinés ou exilés. Il y eut des révoltes mais isolées dont celle du Cheikh Abdulselam, le père de Mustapha Barzani, réprimée dans le sang. Les Turcs vont pratiquer des déportations et des massacres, une partie de la population kurde fut déplacée dans les villes de l’Ouest dont Konya et Ankara. Il faut aussi signaler que certains Kurdes dont Ziya Gökalp devinrent des partisans du nationalisme turc, du ‘pan-Touran’.
En Perse, le problème kurde était, et le restera, un problème de tribus au sein d’un monde plus homogène: le monde iranien, mais les princes kurdes vont disposer d’une autonomie moins grande que dans l’empire ottoman de la deuxième période, ils vont lutter du 16e siècle jusqu’à la deuxième guerre mondiale contre l’hégémonie persane. Une révolte kurde de grande ampleur fut conduite, en 1880, par le Cheikh Obeidullah, c’est la première fois dans l’histoire des Kurdes qu’on assistait à une révolte qui avait pour but l’unification et l’indépendance du territoire habité par les Kurdes des deux empires, elle fut férocement réprimée.
Il faut également rappeler que tout au long des révoltes kurdes contre le pouvoir ottoman, le chah de Perse soutenait la révolte des tribus mais les lâchait dès que ses rapports avec le sultan s’amélioraient.
On peut en conclure que les deux idées concomitantes de l’Etat et de la Nation ne connurent pas de fusion parmi les Kurdes ce qui en fit un peuple ‘oublié de l’histoire’. En fait l’idée nationale, l’idée d’Etat, un et indivisible, leur resta étrangère jusqu’à l’aube du 20e siècle. Pour que se forme l’idée d’une nation kurde, il fallait attendre que le peuple kurde sorte de la féodalité, du tribalisme et en prenne conscience. C’est le mouvement national kurde naissant à cette époque qui va permettre de rendre perceptible l’importance d’un Etat national.
Les Kurdes et les religions
On ne peut pas essayer de relater l’histoire d’un peuple sans évoquer sa vie spirituelle et ses croyances. Majoritairement les Kurdes sont des musulmans sunnites. Lors de la conquête arabo-musulmane, les Kurdes résistèrent avec beaucoup d’énergie à leur emprise mais leurs chefs pour des raisons d’opportunité politique se rallièrent à la nouvelle foi et adoptèrent la civilisation arabe. Dans la lutte qui opposa les Turcs et les Persans au 16e siècle, ils se rangèrent majoritairement et résolument du côté de l’orthodoxie sunnite contre le chiisme. Mais malgré cette étiquette de musulmans sunnites, souvent uniformisante, le Kurde accuse aussi, dans le domaine religieux, une individualité bien marquée. Il nous faut donc expliquer l’Islam pratiqué par les Kurdes et aussi évoquer le Yezidisme, religion proprement kurde ainsi que la secte des Ahl-é-Haqq ( gens de la vérité ) dont ils forment une importante majorité.
Il y eut de nombreuses personnalités kurdes qui firent preuve d’une grande ferveur et érudition musulmanes, il suffirait de citer Saladin qui se consacrait aux études théologiques avant de se lancer dans la vie guerrière. Arrivé au pouvoir, il fit construire de multiples madrasa au Caire et ailleurs, toute sa vie il fit preuve d’une grande ferveur. Les Kurdes comptèrent en leur sein d’autres grands théologiens et d’éminents hommes de sciences, citons entre autres: Mawlâna Muhiy-ud-Din Akhlati qui participa avec Nacir-ed-Din Tusi à la construction de l’observatoire de Maragha. Le Cheref-Nâmeh nous rappelle qu’au 16e siècle, le Kurdistan ne le cédait en rien aux autres contrées musulmanes sur le plan des établissements scolaires, des lieux de culte et de l’importance des théologiens. Rappelons aussi que l’université musulmane d’Al Azhar compta des Kurdes parmi ses professeurs et ses élèves dont Muhiy-ud-Din Sabri Ne’imi, Kurde de Senneh et qui publia des travaux sur Ibn Sinna, Ghazali etc.
L’idée religieuse se traduit souvent chez les Kurdes par le mysticisme cultivé dans les confréries de derviches (soufis) selon la doctrine Nakchbendie et selon celle de l’ordre des Quadrî. Ce sont souvent les cheiks de ces ordres qui influencèrent la vie sociale et politique des tribus kurdes. Malgré ce mysticisme, l’islam des Kurdes est cependant regardé avec beaucoup de scepticisme par les autres musulmans qui déclarent volontiers: "Comparé à l’infidèle, le Kurde est musulman."
Mauvais musulman, le Kurde a cependant souvent montré beaucoup d’empressement pour répondre à l’appel de la guerre sainte et ce au préjudice des populations chrétiennes mais l’on peut se poser la question de savoir si c’était par islamisme ou par désir belliqueux que ces guerriers y participèrent. Il est utile aussi de rappeler que sur le plan territorial les Kurdes vivaient souvent étroitement mêlés aux chrétiens et que certains chercheurs indiquent qu’une partie des Kurdes ont jadis professé le christianisme et ne se seraient converti à l’Islam qu’au 16e siècle. Lors des appels à la guerre sainte, certains cheikhs kurdes s’opposèrent violemment aux interventions guerrières de leurs coreligionnaires et subirent des poursuites des autorités turques.
L’attitude des Kurdes vis-à-vis des juifs fut également diverse. Cela nous permet de rappeler l’existence de certaines communautés juives peu connues dont des juifs du Caucase qui parlaient un dialecte iranien: le tate. Au Kurdistan de Turquie, les communautés juives parlaient un dialecte araméen oriental, très proche sinon identique de celui dont se servent les chrétientés assyro-chaldéennes. L’usage de ce dialecte confirme l’ancienneté de leur implantation dans la région. Les juifs s’habillaient comme les Kurdes mais s’occupaient surtout de commerce et d’artisanat. C’est aussi eux qui se chargeaient des missions diplomatiques comme des demandes de mariage. Ils étaient tellement intégrés au monde des Kurdes et des Nestoriens qu’un protestant américain parcourant la région au début du 20e siècle crut y découvrir les descendants des juifs captifs de Babylone ou même des dix tribus perdues. Ces juifs vivent actuellement en Israël où ils conservent partiellement leurs coutumes kurdes, cela explique peut-être l’indulgence que j’ai souvent constatée chez les Kurdes de la diaspora vis-à-vis de la politique israélienne.
Ajoutons cependant que le Kurde tolérait le juif mais lui témoignait souvent son mépris, réaction naturelle d’un guerrier vis-à-vis d’un commerçant.
Il nous faut également parler de la minorité kurde de religion chiite, d’une part en Turquie, les Alevis qui divinisent Ali, gendre du prophète, et dont on estime le nombre à quinze millions mais dont la grande majorité est turque et la minorité (20%) est kurde. Ils ne fréquentent pas les mosquées, ne font pas les prières, ne jeûnent pas au même moment que les sunnites et leur jeûne ne dure que douze jours, pour eux le coran n’est pas un livre sacré et ils ne pratiquent pas la ségrégation des sexes. Il y a aussi des Kurdes chiites duodécimains en Iran et en Azerbaïdjan mais ils sont très minoritaires.
Il nous faut également parler de religions et de spiritualité propres aux Kurdes. Parmi elles, une des moins connues est le Yézidisme dont les sectateurs sont appelés "adorateurs du diable". Cette religion remonte plus que probablement aux origines du peuple kurde. Elle aurait, dans sa forme originelle, précédé l’Islam et aurait subi au cours des temps de nombreuses modifications. Le fondateur officiel du Yezidisme dans sa forme actuelle est le cheikh Adi (Hâdi en Kurde) bin Musafir, né en Syrie à Baalbek entre 1073 et 1078 et mort presque nonagénaire. Sa tombe en Irak, à Lalech est encore un lieu de pèlerinage. Son message initial ne s’écarte pas tellement des principes de l’Islam. Il va s’établir en Hakkiari, dans les ruines d’un monastère chrétien, à sa mort deux groupes rivaux vont se former dont les hétérodoxes minoritaires qui vont prendre une voie se séparant beaucoup plus nettement de la doctrine islamique. C’est à la fin du 13e siècle que la doctrine yézidie va prendre corps sans cependant prêcher l’adoration du diable, Iblis, qui ne va apparaître qu’à une époque plus tardive (18e siècle). Les principaux traits du système yézidi sont la croyance en l’imamat de Yazid, calife de la dynatie des Omeyyades, en la sainteté du fondateur Hâdi ainsi qu’en la réhabilitation d’Iblis. Ils croient aussi à la transmigration des âmes. Les Yezidis vénèrent l’Esprit en la personne de l’Ange-Paon (Tawûs-e-Melek) connu aussi des Mandéens et des Druzes. Cette religion est d’ailleurs aussi une religion ésotérique et d’initiés. Les Kurdes qui l’ont adoptée vont la faire fortement évoluer et vont y introduire des éléments religieux de leur crû. On y pratique le système des castes qui en fait son originalité dans le monde kurde mais qui est très courant dans le monde indo-iranien des origines.
On constate également chez les Yézidis de nombreuses croyances dites païennes ainsi que des influences pauliciennes issues du manichéisme. Dans le culte, on trouve comme dans le manichéisme l’utilisation du soleil comme vecteur de prières. Cette utilisation se retrouve chez les Bogomiles et toutes les sectes inspirées du manichéisme.
Pour conclure, insistons sur le fait que l’important dans la doctrine des Yézidis est le fait qu’ils considèrent l’Esprit à qui on attribue le mal comme ayant été primitivement bon et seulement séparé de Dieu, ils pensent que cet Esprit se réconcilie avec Dieu. L’Esprit du mal est une espèce de force de la nature qui agit inconsciemment. Ceci nous rappelle le zurvanisme où le Zervan Akarana sert de prétexte à l’apparition d’Ahriman, principe du mal en tant que principe inquiet et connaissant le doute. Le mal est donc pour les Yézidis une manifestation de la liberté, provenant de la séparation d’avec Dieu et qui trouvera sa fin dans une réconciliation avec celui-ci. L’Esprit déchu est l’objet d’un culte spécial.
Les Kurdes musulmans n’apprécient pas les Yézidis qu’ils ont martyrisés, massacrés, réduits en esclavage suite à des guerres incessantes entre tribus.
Une autre secte, plus proche d’un Islam orthodoxe de tendance chiite, est celle connue sous le nom d’Ahl-é Haqq ( les gens de la vérité ), cette secte ne comprend pas que des Kurdes mais ils y sont majoritaires, elle s’est surtout développée dans le Luristan sur les rives du Sirvan. Leurs sectateurs déifient le quatrième calife, Ali. Pour eux, il y eut dans l’histoire du monde sept incarnations de la divinité et Ali en est la dernière. Ils croient en la métempsycose et pratiquent une sorte de contrats mystiques même entre des personnes de sexes différents. Ils fêtent Newroz avec une grande allégresse. Comme les derviches soufis, les gens de la vérité pratiquent des séances extatiques accompagnées de la récitation (dikhr) et de musique pendant lesquelles ils proclament leur amour de Dieu.
Parallèlement à ces religions, il est naturel qu’à l’instar de la plupart des peuples, les Kurdes aient développé des superstitions populaires qui persistent toujours. Ces superstitions sont les reliquats d’un lointaine passé. Rappelons entre autres que pour les Kurdes, le soleil est une belle femme éblouissante et la lune, un homme dont la figure révèle ‘des traces de la petite vérole’. Ils croient comme certains autres peuples que si un homme passe dans l’arc-en-ciel, il va se transformer en femme. La pluie est commandée par Dieu et c’est lui qui dit à Hadrat Sülayman (Salomon) d’envoyer la pluie. On peut d’ailleurs affirmer que pendant longtemps, une bonne part des règles de vie relevait non pas de la religion mais bien de superstitions diverses. Ceci n’est d’ailleurs pas inhabituel et est l’apanage de nombreux peuples, même dans nos cultures dites rationnelles, de nombreux hôtels n’ont pas de chambre "13" et certains refusent de passer sous une échelle.
Pour être complet sur les croyances pratiquées au sein du peuple kurde, il faut signaler celles relatives au serpent. Cela relève des cultes chtoniens (1) lié au matriarcat asianique antérieur au patriarcat et est une preuve de plus de l’ancienneté du peuple kurde. Rappelons que le serpent jouait également un rôle très important chez les populations du Caucase, chez les Scythes (indo-aryens) qui attribuaient leur origine à une divinité mi-femme, mi-serpent et même chez certains clans nobles arméniens qui se disaient descendants de la progéniture du roi mède des serpents. ( Ceci n’est pas sans rappeler la légende de la famille de Lusignan, grande famille noble française qui régna sur le royaume latin de Jérusalem et à Chypre, cette famille se disait descendre de la fée Mélusine qui chaque nuit se transformait en serpent.) Rappelons également le rôle des serpents sortant des épaules de Zahak dans la tradition populaire kurde sur les origines de la race. Le serpent a également un rôle dans la tradition des Yézidis qui, ainsi que nous l’avons succinctement expliqué, sont les plus proches des anciennes croyances préislamiques kurdes.
Enfin pour conclure sur ce large chapitre des croyances, évoquons le culte de l’âne qui aurait laissé quelques survivances chez les Kurdes? D’après Strabon, les belliqueux Carmaniens sacrifiaient des ânes au dieu Arès. Ce caractère sacré de l’âne serait une survivance des croyances antérieures à l’arrivée des Indo-Européens qui répandirent l’usage du cheval dans les populations de la région. A Diras (Kara Koy) près de Malatya existait aux dires de J. Przyluski qui a étudié les Kurdes et leur région, un sanctuaire kurde dont un mur portant une image peinte d’un âne. Aux dires de ce même chercheur, il aurait existé une fête kurde, la fête du Khar na Mut soit ‘l’âne immortel’ ce qui permet de signaler que le terme ‘Khar’ (âne) en Kurde se rapproche de ‘garda’ en sanscrit, de ‘gadrî’ dans les langues ‘munda’ ainsi que de ‘karuda’ en dravidien. Mais, si cette vénération de l’âne a existé, elle a totalement disparu et dans la tradition musulmane, c’est un animal plutôt méprisé. Signalons cependant à Ouchnou, le nom d’une mosquée kurde appelée Ker-Khorân soit ‘mangeurs d’ânes’ ce qui impliquerait peut-être qu’elle a été construite sur un très ancien sanctuaire.
Pour conclure, il est utile de rappeler que nous n’avons qu’effleuré certains aspects de ce peuple passionnant. Nous devrons parler ultérieurement de leur vie sociale, de leur musique si prenante, à la fois gaie et nostalgique, de leur littérature épique et poétique transmise par leurs bardes, de leur folklore qui est des plus riches.
(1) Chtonien: terme qui qualifie les divinités souterraines liées au matriarcat et au culte de la fécondité. Rappelons également qu’en arabe(vie) a la même racine que(serpents). Dans les religions monothéistes, le serpent est le grand trublion et le grand tentateur. La Vierge Marie chez les catholiques est souvent représentée l’écrasant de son talon, dernier assaut des religions patriarcales contre le matriarcat.
Bibliographie:
* Les Kurdes, étude sociologique et historique, B. Nikitine. Paris Imprimerie nationale. 1956
* Les Kurdes et le Kurdistan, G. Chaliand. Paris – Editions Maspero.1981
* Les Kurdes et leur histoire, S. Cigerli. Paris – L’Harmattan. 1999

 

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