L’auteur de polars Paul-Loup Sulitzer discutant d’un contrat d’édition avec un représentant politique du PKK, la guérilla marxiste kurde, dans un palace parisien. Un policier français infiltré, baptisé “Antoine”, qui propose de vendre des missiles Milan, dans une brasserie de Montparnasse. Des agents israéliens en embuscade. L’affaire, dont Me Antoine Comte plaidera l’annulation devant la chambre de l’instruction de Paris, ce jeudi, distille tous les ingrédients d’un thriller international, sur fond de lutte antiterroriste, d’espionnage et… de coups tordus.
La distribution vaut autant par son premier rôle que pour les seconds couteaux, particulièrement hauts en couleurs. Dans le rôle titre, voici Adem Uzun, un cadre proche du PKK, membre du Congrès national kurde, en exil à Bruxelles. Anglophone, germanophone, rompu aux arcanes de la diplomatie, ce leader kurde au visage d’aigle est l’un des principaux relais politiques d’une guérilla engagée depuis le milieu des années 1980 dans une lutte armée avec l’Etat turc. Un combat pour l’indépendance totale du Kurdistan puis, aujourd’hui, pour une large autonomie de ce territoire aux confins de l’Irak, de l’Iran et de la Syrie. Le conflit aurait fait, au total, près de 40 000 victimes. L’Union européenne classe le PKK parmi les organisations terroristes mais, en pratique, Bruxelles, Berlin, La Haye ou Paris offrent aux représentants de la cause kurde une grande marge de manoeuvre politique, à condition qu’ils n’enfreignent pas les lois nationales. A la fin de l’année 2011, alors qu’une première tentative de négociation secrète entre gouvernement turc et le PKK vient d’échouer, Adem Uzun débarque à Paris pour chercher des relais d’influence, français et israéliens.
Sulitzer: “une saga dans la veine de mes romans”
Lors de sa visite dans la capitale française, grâce à un homme d’affaires proche des milieux kurdes, Uzun est mis en relation avec un écrivain qui eut son heure de gloire dans les années 1980: Paul-Loup Sulitzer, à l’origine de la trilogie Money, Cash et Fortune. Cette rencontre étonnante a lieu dans les salons de l’hôtel Royal Monceau. Selon un témoin entendu par la justice française, l’affaire achoppe, Sulitzer affichant des prétentions financières très élevées: l’écrivain aurait évoqué la somme de… 200 000 euros en échange de l’écriture d’un livre. Interrogé par L’Express, Sulitzer se souvient bien de l’épisode. “Mon interlocuteur m’a été présenté comme un Kurde influent. Je ne savais pas de qui il s’agissait: j’ignorais jusqu’à son nom et bien sûr son appartenance politique, affirme l’auteur de thrillers. Je me disais que l’histoire de son peuple, dont on parle peu en France, ferait une saga bien dans la veine de mes romans précédents. Quant à la somme d’argent dont vous parlez, elle était inférieure de moitié. Elle correspondait en fait à un à-valoir et au travail d’un documentaliste.” Les protagonistes de l’histoire sont au moins d’accord sur un point: les discussions n’eurent pas de suite. Le premier épisode de l’affaire Uzun se referme. Sans frais.
Le deuxième s’ouvre quelques mois plus tard, à l’été 2012. Adem Uzun ne se décourage pas. Il revient à Paris, avec l’espoir de rallier de nouveaux soutiens. La justice antiterroriste française, elle, estime qu’il est là pour se fournir en armes. Et pas n’importe lesquelles: de redoutables missiles antichars Milan d’une valeur totale de 2 millions d’euros. Le juge d’instruction parisien Thierry Fragnoli en veut pour preuve une opération d’infiltration, effectuée par la Sous-direction antiterroriste de la police judiciaire (SDAT). C’est le point fort du dossier. Mais aussi, selon la défense, sa faiblesse.
Les Français ont été alertés, en avril 2012, par un renseignement “anonyme”. Même si elle n’est jamais citée, la source ne fait guère de doute: il s’agit d’un service de renseignement turc. Dans ses déplacements en Europe, Adem Uzun utilise une ligne téléphonique clandestine, bientôt repérée par la SDAT et placée sur écoutes. Rien ne confirme qu’Uzun vient faire ses courses de missiles à Paris. En juillet 2012, trois mois après l’information turque, la police judiciaire passe donc à l’offensive: elle met en place une procédure d”infiltration. Une procédure autorisée et codifiée en France depuis 2004. Tout n’est pas limpide pour autant.
Dans l’ombre, se démènent une ribambelle d’intermédiaires, dont les motivations et le degré de proximité avec les services français restent à déterminer. On y croise un homme d’affaires kurde (celui qui avait favorisé la rencontre de 2011 avec Paul-Loup Sulitzer), un avocat d’affaires (ami du même Sulitzer) et enfin un intermédiaire, officiellement chargé d’événementiel mais aussi soupçonné de diverses barbouzeries. Ils se voient, se revoient, échangent au téléphone, apparemment de manière codée. Jusqu’à l’apparition d’un personnage essentiel : “Antoine”. Celui-ci est en réalité un agent français sous couverture, se présentant comme négociant en “matériel un petit peu particulier”. Il ne faut pas faire un gros effort d’imagination pour comprendre que “monsieur Antoine” ne fait pas dans la sonorisation de soirées mais plutôt dans le missile antichar. Bientôt, il insiste pour qu’un cadre du PKK vienne le rencontrer à Paris.
C’est ainsi qu’Adem Uzun pousse la porte d’une brasserie de Montparnasse, le 6 octobre 2012, à 15h30. Il prend place aux côtés de l’homme d’affaires kurde et d’Antoine, dans ce café tout en longueur reproduisant le décor d’un compartiment de train et commande un Perrier. Il ignore que la conversation est enregistrée. Que se dit-il au juste? La transcription figurant dans le dossier fait l’objet d’une bataille d’experts. En plus du brouhaha ambiant, Antoine, le policier infiltré, est en effet à la peine en anglais. Et le verbatim, selon la défense, pas toujours fidèle: à chaque fois que le prénom de l’un des intermédiaires est prononcé, les officiers de police judiciaire feignent de ne pas entendre. Il retranscrivent: “inaudible”… Cherchent-ils à protéger quelqu’un ?
A 15h40, dix minutes après son arrivée, Uzun est plaqué au sol
Une chose est cependant certaine: au cours des discussions, la question d’un versement de cash est évoquée. “Nous avons bien parlé d’argent mais il s’agissait de permettre à Antoine de réaliser un rapport sur la question kurde. Il fallait un défraiement pour le voyage et le séjour sur place, explique Adem Uzun, dans un entretien à L’Express. C’était la première fois que je rencontrais cet Antoine. Dans la conversation, il n’était aucunement question de missile ou d’arme, mots que je n’ai d’ailleurs jamais prononcés.”
A 15h40, dix minutes après son arrivée, Uzun est donc plaqué au sol par des policiers en civil qui surgissent, brassard au bras, dans le café. Les enquêteurs saisissent notamment une feuille de papier où est inscrite une somme et le mot “cash”.
Mais en cet automne 2012, les services français font grise mine en apprenant la nouvelle de l’arrestation d’Uzun. Les espions savent qu’Ankara va s’engager prochainement dans des discussions avec le PKK, l’ennemi d’hier. En 2011, à Oslo (Norvège), une première tentative de rapprochement secret a échoué. Au moment de l’interpellation d’Uzun, une autre est sur le point d’être annoncée publiquement (elle le sera finalement en décembre 2012). Le Premier ministre turc Erdogan, rompant avec le dogme des précédents gouvernements, a confié au chef des services secrets turcs, le MIT, la délicate mission de renouer avec la rebellion kurde. Et Adem Uzun, le politique de l’autre bord, est l’une des clefs du processus. A l’automne 2012, ” je savais que des contacts étaient pris, sur fond de montée de la protestation des prisonniers politiques kurdes, en grève de la faim, témoigne aujourd’hui ce dernier. J’ai rencontré en France toute une série d’interlocuteurs, des journalistes, des représentants de think tanks. Toujours de manière publique. La suite a prouvé que mon arrestation relevait d’un complot.” Me Antoine Comte, habitué des dossiers aux marges de la justice et de la diplomatie internationales, ne décolère pas. Il a déposé une requête en annulation de la procédure, voyant dans l’arrestation de son client Adem Uzun, une “manipulation”. La défense a déjà gagné une première bataille en obtenant la remise en liberté sous contrôle judiciaire d’Uzun, après dix mois de détention provisoire, fait rare dans une affaire de terrorisme d’une telle importance.
Sur le plan procédural, Me Comte assimile l’opération à une “provocation”. Selon lui, l’infiltration a débuté avant que ne soit désigné un juge d’instruction, seul magistrat habilité à autoriser de telles pratiques. “Celles-ci n’ont servi qu’à fournir un cadre légal pour constater l’existence d’infractions provoquées en amont et hors tout cadre légal”, plaide Me Comte. Sur le fond, l’avocat fera surtout valoir l’existence “d’éléments nouveaux” apparus en juillet dernier après l’audition de deux personnes, l’avocat d’affaires et surtout le fameux intermédiaire connu de la justice. Celui dont le prénom est prononcé dans l’enregistrement à la brasserie de Montparnasse mais qui n’apparaît pas dans le procès-verbal de la police antiterroriste.
Paris nid d’espions ? Loin du Kurdistan, un “grand jeu” se noue ces derniers mois sur les bords de Seine. En janvier 2013, quelques jours après l’annonce officielle du processus de négociation entre le gouvernement turc et le PKK, trois militantes kurdes étaient abattues en pleine journée, dans un appartement de la gare du Nord…