Plusieurs mythes mésopotamiens évoquent la création de l’homme et les rapports entre l’humanité et les dieux. Ces mythes sont étiologiques, c’est-à-dire qu’ils tentent, en suivant un schéma mythologique, d’expliquer la situation actuelle du monde en se référant à une situation ancienne, généralement ressentie comme parfaite ou idéale (Âge d’or), qui fut à un moment bouleversée (point de rupture) pour finalement aboutir à l’état actuel des choses. Les caractéristiques de la condition humaine (mortalité, fertilité,…) ainsi que certains concepts, tels que la royauté, l’existence de la maladie ou encore le caractère transcendant des dieux, sont expliqués selon ce schéma mythique.

L’Âge d’Or Les Mésopotamiens pensaient qu’à l’origine, les hommes et les dieux vivaient ensemble sur la Terre. Les dieux mésopotamiens, très portés sur la sieste, avaient en effet pris la décision de créer des êtres qui travailleraient à leur place: les humains. Ce "partage" des tâches fonctionnait fort bien au début mais inévitablement une crise apparut.

Le récit de la création de l’homme est détaillé dans l’histoire du roi Atrahasis (ce qui signifie "Super Sage"). Il s’agit d’un thème fréquent dans toute la littérature sumérienne et akkadienne: l’auteur du texte "Atrahasis" ne fait que mettre par écrit une version de ce thème.

L’Atrahasis décrit les deux classes de dieux, les Annunaki et les Igigi. Les Annunaki sont des dieux supérieurs, entretenus par les Igigi, dieux inférieurs qui travaillent la terre pour nourrir les Annunaki et sculptent la création (creuser les fleuves, construire les montagnes et les marais). Les Igigi peinent ainsi au travail jour et nuit pendant des dizaines d’années. Un jour, les Igigi n’en peuvent plus et brûlent leurs outils. Ils se dirigent vers le temple d’Enlil, un des Annunaki, pour l’attaquer. Enlil appelle à l’aide Anu, roi du ciel et Éa, roi de l’Apsû (eaux primordiales), pour essayer de comprendre la raison de la rébellion des Igigi. Par l’intermédiaire du messager Nusku, ils discutent avec les Igigi qui exposent leur problème de surcroît de travail.

La "rupture" Éa les comprend et propose de demander à Belet-ili, la sage-femme des dieux, de créer un lullû, à savoir un projet d’être vivant (LU en sumérien signifie "homme"). Belet-ili s’en déclare incapable: elle n’a pas la magie nécessaire, mais Éa, le plus intelligent des Annunaki et par ailleurs spécialiste de la magie, est compétent et pourrait y arriver. Éa et Belet-ili décident de travailler ensemble: ils créent 7 couples de lullû à partir d’argile mêlé à du sang et de la chair du dieu Wê , spécialement choisi parce qu’il a du temu, terme akkadien qui désigne des concepts comme "esprit, intelligence". Le sang et la chair du dieu Wê sont les éléments vitaux qui subsisteront après la mort de cet être humain lullû, sous forme d’un etemmu, sorte d’esprit aérien que nous traduisons conventionnellement par "fantôme", à défaut d’un meilleur équivalent en français .

Ensuite, Ea et Belet-ili instituent les règles et les rites de l’enfantement pour que les hommes puissent se reproduire seuls, sans l’aide des dieux. Une longue période de 1200 ans passe et les hommes travaillent pour les dieux tout en se multipliant de plus en plus, à tel point que leur croissance devient incontrôlable. Cette foule humaine fait énormément de bruit, ce qui empêche les dieux de dormir… et quand les dieux mésopotamiens sont tirés de leur sommeil, il en résulte généralement de gros problèmes.

L’humanité étant devenue trop nombreuse et trop bruyante, les dieux décident de la supprimer en envoyant la peste pour détruire les hommes. Heureusement pour les hommes, le roi Atrahasis est très pieux et révère son dieu Éa avec ferveur. Éa, pris de pitié, lui révèle les décisions divines et lui donne la solution: ne plus honorer les dieux à l’exception de Namtar, le dieu déclencheur de la peste. La ruse d’Éa fonctionne: Namtar est apaisé et ne développe pas d’épidémie. Les dieux décident alors d’envoyer la famine et la sécheresse, mais Éa contre la manoeuvre en conseillant à Atrahasis de prier Adad, le dieu de la pluie et de l’irrigation.

Devant ces échecs successifs, les dieux décident alors de déclencher un déluge qui balaiera toute l’humanité d’un seul coup. Éa prévient Atrahasis: cette fois, la seule solution est de construire un bateau. Une partie de l’humanité est ainsi préservée sans que les dieux le sachent. Au bout de 7 jours et 7 nuits, les dieux ont faim: il n’y a plus d’hommes pour leur servir leur nourriture! Éa révèle alors son plan et les dieux sont satisfaits de son intelligente initiative.

Les fondements du monde actuel Le texte expose ensuite les paramètres qui expliquent l’état actuel des choses (les temps "post-diluviens"): suite à ce problème de surpeuplement, les dieux établissent des règles qui empêcheront la situation de se reproduire. Ils instituent ainsi des moyens de freiner la croissance humaine: certaines femmes et certains hommes seront stériles (étiologie de la stérilité); les démons priveront les femmes de leurs nouveaux nés (étiologie de la mortalité infantile); certaines femmes seront vouées à la chasteté dans le cadre d’un culte (étiologie de la prêtrise pour les femmes).

A partir de ce moment, la rupture entre les hommes et les dieux est établie: les hommes, rendus mortels et se reproduisant avec plus de difficultés, peupleront la Terre, tandis que les dieux, immortels, quittent le monde sensible pour les cieux et les enfers. Seuls quelques êtres très sages ou très pieux pourront entrer en communication directe avec les dieux et obtenir d’eux un traitement spécial, comme c’est par exemple le cas pour Adapa et Gilgamesh, mais généralement les dieux sont cruels car ces héros perdent leur chance de devenir immortels (étiologie de la mortalité, même si la volonté divine est respectée).

Révoltes contre la condition humaine: Adapa et Gilgamesh Le Mythe d’Adapa explique comment Adapa, et par son intermédiaire la race humaine, a raté sa chance de devenir immortel. Le début est cassé et devait probablement raconter la création d’Adapa, qui est un être qu’Éa a doté d’une grande intelligence.

Nous nous trouvons à nouveau à l’aube des temps car certains dieux habitent encore sur Terre: le début du texte nous présente Éa qui fait la cuisine et pêche pour approvisionner sa ville d’Eridu. Adapa est le portier d’Eridu, qui veille sur la cité pendant qu’Éa dort. Un jour, Adapa est très tenté d’aller pêcher et emprunte le bateau divin d’Éa mais n’arrive pas le manoeuvrer. Adapa commet en fait un sacrilège en s’emparant de ce bateau: il usurpe les fonctions divines.

Le Vent-du-Sud-Ouest souffle et fait chavirer Adapa. Ce vent est en fait le démon Pazuzu, démon "apprivoisé" qui est utilisé pour repousser les autres démons. Adapa maudit le Vent (alias Pazuzu) et comme Adapa excelle en magie, sa malédiction brise une aile de Pazuzu. La situation est grave: Pazuzu n’est plus capable de souffler sur les autres démons, qui ne tarderont pas à répandre sur Terre les maladies. Ceci provoque une vive inquiétude chez les dieux.

Adapa est convoqué au ciel, où il doit répondre de ses actes devant les dieux. Éa lui donne un plan pour apaiser les dieux: il devra porter le deuil de Dumuzi (Tammuz) et de Ningishzida, qui ont disparu d’Eridu (ces deux divinités apportent le retour du printemps en descendant chaque année sur Terre). Les dieux riront parce qu’en cette saison, ces dieux ne sont évidemment pas sur Terre et gardent la porte du ciel. Éa dit ensuite à Adapa de ne pas boire ni manger ce qu’on lui présente mais de prendre le vêtement et l’huile qui lui seront offerts. Comme Éa l’avait prévu, les dieux rient et oublient le méfait d’Adapa, qui est rapidement excusé. Il reste toutefois un problème: Adapa est un mortel et il a vu les secrets du ciel… ce qui est en principe interdit. Il doit donc être rendu immortel. Anu, roi du ciel, lui propose l’Eau et le Pain de Vie mais Adapa refuse, comme Éa le lui a prescrit, perdant ainsi sa chance de devenir immortel. Anu se moque d’Adapa et déclare la mortalité de l’homme à jamais:

"Allons, Adapa, pourquoi n’as-tu ni mangé ni bu? Tu n’auras pas la vie éternelle, pas plus que les peuples sans nombre! (…) Qu’on le prenne et qu’on le ramène à sa glèbe!"

Anu affranchit Éa de ses tâches d’administration de la ville d’Eridu et les attribue à Adapa et à l’humanité, qui travailleront désormais pour les dieux. Éa, dans sa sagesse légendaire, a ainsi maintenu l’ordre des choses. Ce type de récit démontre également que même les hommes favorisés par les dieux n’ont pas la possibilité de gagner l’immortalité et qu’il vaut mieux se résigner à la mortalité de la race humaine.

Comme Adapa, le héros Gilgamesh aura sa chance de devenir immortel mais la perdra. L’histoire de Gilgamesh est très certainement le récit mésopotamien le plus célèbre. Le roi Gilgamesh est plus que probablement un personnage historique, qui fut transformé par la légende. Des listes de rois de la première dynastie d’Uruk (entre 2700-2600 avant J.-Chr.) comportent le nom de Gilgamesh en 5e position. L’épopée de Gilgamesh reprend des thèmes classiques: le Déluge, la quête de l’immortalité, la création d’un être primitif qui sera civilisé (Enkidu), la mortalité, etc. Le récit est conservé sur douze tablettes et les exemplaires de la bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive portaient le titre de "ishkaru sha nagba imuru" "Série de celui qui a vu toutes choses", titre qui met en avant la somme des connaissances et la grande sagesse de Gilgamesh.

C’est au moment de la mort de son ami Enkidu que Gilgamesh se pose la question du fondement de la mortalité de la race humaine. En effet, suite à la descente d’Enkidu aux Enfers, Gilgamesh est au comble du désespoir: il déchire ses vêtements et fait une statue en l’honneur de son ami. Il songe à sa propre mort. Gilgamesh décide d’aller en parler avec le héros du Déluge, qui porte ici le nom d’Uta-napishtim (diverses traditions mésopotamiennes reprennent le thème du déluge, comme dans l’Atrahasis). Uta-napishtim habite loin des cités des hommes, en bordure du monde terrestre. Pour arriver chez lui, il faut suivre le Chemin du Soleil.

Gilgamesh se met en route et arrive au Mont Mashu, qui est gardé par des Hommes-scorpions. Il leur expose la raison de sa venue: parler de la Vie et de la Mort avec Uta-napishtim. Les hommes-scorpions comprennent son problème, le laissent passer et lui expliquent le chemin à suivre. Après quelques péripéties, Gilgamesh arrive au bord de la mer et rencontre Siduri, une cabaretière, à qui il explique son cas. Siduri lui dit alors ces paroles célèbres qui rappellent l’adage latin "carpe diem" (profite du jour présent):

"Gilgamesh, où donc cours-tu? La Vie, que tu poursuis, tu ne la trouveras pas. Lorsque les dieux créèrent l’humanité, c’est la mort qu’ils ont donnée à l’humanité; la Vie, c’est dans leurs mains qu’ils l’ont gardée! Toi donc, Gilgamesh, que ton ventre soit rempli, jour et nuit, livre-toi à la joie, chaque jour, réjouis-toi, jour et nuit, danse et joue de la musique, que tes vêtements soient immaculés, ta tête, bien lavée, toi-même bien baigné, regarde le jeune enfant qui te tient par la main, que ta bien-aimée, sur ta poitrine, se réjouisse,: voilà tout ce que peut faire l’humanité!"

Mais Gilgamesh s’entête et continue sa quête. Il arrive au bord des Eaux de la Mort, qui lui barrent le chemin (car elles sont fatales à tout mortel qui voudrait les traverser à la nage). Gilgamesh réussit à les passer grâce au batelier Urshanabi qui accepte de l’aider dans son voyage. Gilgamesh arrive enfin chez Uta-napishtim et lui expose son parcours.

Uta-napishtim lui dit, comme Siduri, que le secret de la vie est aux mains des dieux. Gilgamesh demande alors à Uta-napishtim comment il est devenu immortel. Uta-napishtim entame le récit du Déluge, qui est fort semblable à celui de l’Atrahasis. Uta-napishtim vivait à Shuruppak et Éa lui a ordonné de construire un arche en roseau et d’y emporter des animaux, parce que les dieux avaient décider d’anéantir la terre par un déluge. Uta-napishtim échoue au bout de sept nuits et six jours sur le mont Nitsir et pendant 7 jours, les eaux baissent. Uta-napishtim fait un sacrifice à l’Assemblée des dieux, qui sont affamés. Les dieux donnent alors l’immortalité à Uta-napishtim et à sa femme.

Pour obtenir l’immoralité, il faudrait donc que l’Assemblée se rassemble spécialement pour Gilgamesh, ce qui est assez peu envisageable. Uta-napishtim explique qu’il existe un autre moyen de devenir immortel: ne pas dormir pendant sept nuits et six jours. Mais à peine après avoir commencé sa veille, Gilgamesh s’endort et épuisé par son voyage, dort pendant sept nuits et six jours… A son réveil, il est désespéré; la femme d’ Uta-napishtim lui parle alors de la Plante de Jouvence, plante épineuse qui vit au fond de la Mer. Gilgamesh plonge avec des pierres pour atteindre les abysses et trouve la Plante de Jouvence. Fatigué par la nage, il s’endort sur la berge aussitôt remonté. Un serpent lui dérobe la Plante et se met à muer (explication mythologique de la mue, considérée comme une renaissance du serpent). Désespéré, Gilgamesh rentre chez lui à Uruk.

Les Mésopotamiens n’ont pas laissé, à l’inverse d’autres civilisations de l’Antiquité, de textes philosophiques au sens où nous l’entendons. Toutefois, ce type de récits nous montre qu’ils se posaient des questions et tentaient d’y apporter une réponse plausible par le schéma narratif du mythe. Par leur révolte face à la mort, par leur recherche du sens de l’existence et par leur besoin de légitimer l’ordre social (ou au contraire de se dresser contre celui-ci), ces auteurs proche-orientaux des mythes mésopotamiens, témoins d’un lointain passé, ne sont-ils pas finalement très proches de nos propres préoccupations?
 
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