Le mouvement démocratique national arménien et le génocide de 1915

Le programme de présentation du livre,Discours de Recep Maraşlı

Werkstatt der Kulturen / 21 Février 2010 Berlin

Chers Amis, Chers Invités, Je vous salue de tout mon coeur,

Chers amis,

Le mouvement démocratique national arménien et le génocide de 1915

Le livre « Le mouvement démocratique national arménien et le génocide de 1915 » est le résultat d’une aventure qui a duré près de quinze ans entre 1989 et 2004. Il est né en prison, mais n’a pu être terminé dans l’exil, comme s’il voulait porter le destin de son sujet.

Je suis ni un historien ni un académicien de formation. De ce fait, je reconnais que dans mon travail on va ressentir des insuffisances sur certains points. Un peuple à qui on refuse même ses droits nationaux, est obligé de mener prioritairement, un combat intellectuel intensif.

Le mouvement démocratique national kurde se trouve cerné par une grande obscurité formée par le mensonge et la négation, c’est pourquoi ses théoriciens politiques ont dépensé une grande partie de leur énergie à sortir à la lumière du jour leur langue, leur culture, leur Histoire . Ce chemin est vraiment très rude. Vous n’avez ni écoles, ni universités, ni académies sur lesquelles vous appuyer. Il n’y a pas d’études préalables effectuées, chaque fois que vous abordez un sujet, vous êtes obligé d’affronter des pénalisations lourdes et des interdictions.

Le système d’éducation nationale turc et ses universités ne laissent aucune chance à tout ce qui est en dehors de l’Histoire officielle qui vous est imposée, rien d’autre n’a le droit d’exister. Les scientifiques qui sortent de cette voie tracée ont été exclus des Universités, [j’aimerais rappeler le nom de mon maître précieux İsmail Beşikçiyi comme exemple exceptionnel], ils ont passé presque toute leur vie dans les prisons. Etudier dans la langue kurde, étudier ou faire des études sur des sujets explosifs comme l’Histoire kurde ou le génocide arménien est quasi impossible. Les académiciens qui sont sortis de la vision officielle, ont réussi à surmonter ceci graduellement, après avoir atteint un certain statut.

C’est pour cette raison qu’il n’est possible de produire ou de discuter d’une façon objective des vérités historiques, qu’en dehors des institutions académiques de la Turquie. Bien entendu les personnes qui ressentaient ce besoin ne pouvaient rien attendre de personne. Durant les années 70 dans le domaine du combat social et des mouvements socialistes, et pour les années 90 au sujet du mouvement national kurde, nous avons vécu une période de discussions intensives et d’accumulation de savoirs culturels, historiques. A côté des mauvais exemples, des œuvres précieuses ont pu être réalisées grâce à ces débats et études.

Cela explique pourquoi nous qui sommes plutôt des politologues, nous avons été obligés de nous préoccuper des sciences sociales, de l’Histoire. Nous étions obligés de creuser les décombres créés par l’idéologie officielle et l’Histoire officielle turque, et d’atteindre les vérités nous appartenant. Nous ne pouvions pas attendre que d’autres trouvent quelque chose et nous l’apportent. Si les intellectuels et les politiciens du Kurdistan se préoccupent de sujets tels que la langue, la culture et l’Histoire, ce n’est pas sans raison.

Pourquoi?

Parmi les raisons pour lesquelles j’ai réalisé ce travail, il y en a deux qui sont personnelles : lorsque j’ai appris que les Arméniens n’étaient pas « un peuple envahisseur venu d’ailleurs » mais une civilisation antique avec qui nous avions vécu côte à côte, ma foi en « l’Histoire officielle » s’est effondrée. L’autre raison est ma découverte de la question du Kurdistan, qu’on avait voulu couvrir avec des cendres, dans une précipitation historique…

Les “manuels” d’Histoire ne parlaient pas du tout de ces sujets, ou bien lorsqu’ils racontaient “la guerre nationale de libération”, ils présentaient aux enfants “les soldats d’une nation cruelle venus pour occuper notre patrie”. Moi, je suis né et ai grandi à Erzurum. Lorsque j’ai appris que la maison où nous habitions, la fontaine où nous buvions de l’eau, et même les armoires de notre maison étaient sorties des mains des maîtres arméniens, j’ai été stupéfait. J’ai appris bien plus tard que cinq ans avant ce célèbre congrès d’Erzurum d’Atatürk, c’est à dire la veille de la 1ère guerre mondiale, le dernier grand conseil du parti Dachnag avait eu lieu à Erzurum ! Comment était-il possible de se laver dans les mêmes hamams avec les membres d’une nation et ce “dix ans avant l’Histoire de l’occupation officielle” [Nota CVAN : selon l’Histoire officielle turque, les Arméniens avaient envahi la Turquie dix ans plus tard…] ? Est-ce que vraiment “ notre patrie avait été libérée des occupants ennemis”, ou bien nous trouvions-nous sur ces terres en tant qu’occupants étrangers : la question s’est soudain inversée en moi … Il paraît que ces jardins délabrés appartenaient aux Arméniens … Comment pouvais-je savoir que cet entrepôt de céréales, devant lequel je suis passé tous les jours durant trois ans pour aller à l’école, était l’une des églises arméniennes les plus connues ? Oui, quand j’ai appris que les Arméniens étaient un peuple ancien vivant sur ces terres depuis des millénaires, et que ceci ne nous était pas enseigné, et que je me suis rendu compte qu’au contraire nous étions dotés d’une « animosité anti-arménienne », j’ai compris que toutes les brillantes paroles de « l’Histoire officielle » n’étaient qu’issues d’un horrible mensonge : une profonde colère s’est installée dans ma tête… Par la suite avec « la question du Kurdistan », j’ai appris une autre Histoire perdue d’un autre pays perdu. En plus, je l’ai lue par une « tuile brisée qui laissait passer une lueur du passé ». Depuis les geôles de Diyarbekir …

Il ne faut pas prendre à la légère le mot “Histoire officielle”, il laisse de telles destructions profondes sur l’être humain, qu’il est souvent très difficile de les croire. Constater que même les démocrates qui doivent s’appuyer sur une forte philosophie de l’Histoire et doivent montrer une position digne, continuent à faire de la politique à partir des connaissances de l’Histoire officielle, cela montre la gravité de la situation. Que c’est pénible d’arriver à la dernière analyse de la situation selon laquelle l’expatriation douloureuse et sanglante des Arméniens, des Grecs, des Kurdes, des Assyriens, des Pontes, de ces terres, constitue “La guerre de libération turque” ! Considérer ce combat comme “ une guerre d’indépendance” pour protéger les terres de l’Empire n’est qu’une grande erreur!

Les historiens kurdes n’aiment pas trop parler des Arméniens ; et les historiens arméniens ne comprennent pas du tout les Kurdes. Pour “Les historiens turcs” la vie est belle de toute façon: “aucun ne vaut plus que l’autre! ” Un certain nombre “ de nos rédacteurs d’Histoire alternative ” ne sont au courant de rien, ni de nos combats de classes sociales, ni de la relation entre la productivité et les conflits sociaux… Les historiens “marxistes“ étaient “au courant ” de ces sujets qui sont sensés écrire l’Histoire en prenant en compte tout ceci, ils sous-estiment tellement les autres nations qu’il ne manque plus qu’ils disent “si ces nations n’existaient pas, qu’il serait confortable d’être une internationale socialiste !”

Il faut répondre à la question suivante : jusqu’à la 1ère guerre mondiale sur ces terres appelées aujourd’hui “La République turque”, qui étaient à l’époque sous le règne de l’Empire ottoman, il y avait d’après les statistiques officielles au moins 18% d’Arméniens. Ce pourcentage arrivait jusqu’à 30% dans les villes telles que Van, Bitlis, Sivas. Le pourcentage des chrétiens atteignait les 25% en ajoutant le nombre des Assyriens, des Grecs et d’autres communautés orthodoxes chrétiennes… Dans les statistiques européennes, ces statistiques semblent beaucoup plus importantes.

D’après les données d’octobre 1916 du Consulat allemand d’İstanbul, 2,5 millions d’Arméniens vivaient dans l’Empire ottoman avant la 1ère Guerre Mondiale. Toujours dans l’Empire ottoman, d’après la loi des élections de 1908 les non musulmans étaient représentés au Parlement par un siège pour 100.000 personnes. Dans le dernier Conseil des Représentants ottomans « Osmanlı Meclis’i Mebusan », il y avait 27 députés Grecs-orthodoxes : ceci montre qu’à cette date-là, dans l’Empire ottoman, vivaient environ 2,7 millions Grecs-orthodoxes. [Nota CVAN : il faut se poser la question de savoir si les enfants et les femmes étaient comptés pour définir le nombre de députés].

Si on prenait pour base les données officielles, ces nations arménienne, grecque et assyrienne formaient un cinquième de la population [de Turquie]. De nos jours, ne parlons pas des 18%, on ne peut même pas trouver 18 personnes [appartenant à ces nations] dans ces villes et ces régions.

Pourquoi ? Que sont devenus ces gens-là?

D’après les données de 1914, il y avait, dans les limites de l’Empire ottoman et pour la seule communauté arménienne, 2.538 églises, 451 monastères, et 2 000 écoles.

Aujourd’hui, leur nombre peut être compté sur les doigts de la main. Les autres [bâtiments], s’ils ont pu échapper à la destruction, sont sûrement soit en ruines soit des déchèteries. Que sont devenues les communautés de ces églises, les élèves de ces écoles ? Qu’est-il arrivé à leurs droits et leurs peuples ?

Comment la Turquie tant appréciée par les bureaucrates, “99% de Musulmans et majoritairement Turcs”, s’est formée ?

A Sivas, à Harput [Nota CVAN : Kharpert en arménien] à Erzurum à l’époque des Seldjoukides, plus de la moitié des commerçants étaient des Arméniens, pourquoi aujourd’hui n’y a-t-il même pas un seul magasin ? Qu’est-il arrivé à cette ville réputée pour ces centaines de monuments, Ani, la plus belles des belles ? La ville éblouissante de Van qui était connue sous le nom de “la perle d’Orient” au début du siècle dernier, pourquoi est-elle (avec son nom ancien VAN) en état de ruine aujourd’hui ? Comment les villes de Constantinople et de Smyrne se sont transformées en villes turques?

Voici les nombreuses raisons personnelles et communes, surtout pour reconstruire ma mémoire historique, pour lesquelles j’ai entamé un tel travail. Et non pour prouver ou démentir une thèse quelconque; j’ai simplement voulu apprendre ce qui s’était passé.

L’idée d’écrire quelque chose d’ordonné et de consolidé sur la question arménienne m’est venue en 1982. C’étaient les jours brillants du Putsch du 12 Septembre (1982). Cette année-là j’étais dans la prison militaire d’Alemdağ à Istanbul et les organisations arméniennes ont réalisé des actions successives [Nota CVAN : les attentats contre les intérêts turcs]. A cette occasion, le TC a fait remonter le chauvinisme anti-arménien au sommet. [Nota CVAN : ‘TC’ est l’abréviation pour la « République turque », mais la génération 1970-80 révolutionnaire utilise souvent cette abréviation pour symboliser le pouvoir militaire et oppressif de l’Etat turc]. Dans les médias, on voyait partout des insultes visant les Arméniens, des manchettes telles que “Les chiens !”, “Les traîtres!”, “Les minables!”. Les chroniqueurs produisaient des scenari multiples et variés. Une poignée d’Arméniens qui résistaient pour rester à Istanbul, a tellement été inquiétée, qu’elle a commencé à émigrer.

Ni les révolutionnaires d’origine kurde ni ceux d’origine turque, ne traitaient le problème arménien dans le cadre de l’idéologie politique, nous avons alors préparé un communiqué avec mes camarades de cellule, destiné d’abord à la population incarcérée. Je suis persuadé que ce communiqué est le premier texte sérieux dans son genre, écrit par des révolutionnaires kurdes sur la question arménienne. L’œuvre que vous avez dans vos mains s’inspire principalement de ce communiqué. Le communiqué a attiré beaucoup l’attention mais il a également été trouvé étrange. Il a donné lieu à des discussions du genre “La question kurde nous ennuyait déjà suffisamment, vous sortez maintenant une question arménienne!”. Certains ont commencé à penser que j’étais certainement d’origine arménienne. Sinon pourquoi ce sujet m’aurait intéressé !
A partir de ces années-là j’ai commencé à lire des livres, des articles, tout ce que je trouvais dans les sources en turc sur les Arméniens. Toujours dans ces années, chaque 24 Avril nous avons eu pour habitude d’écrire avec nos camarades de prison, au sujet du génocide et du mouvement national arménien. Parfois nous collions des affiches sur les murs de nos cellules, parfois nous organisions des séminaires. A chaque fois notre travail était plus élargi…

En 1984, lors de mon procès de Rızgari au tribunal militaire de Diyarbakir, j’ai ajouté dans ma plaidoirie tout ce que je me rappelais du contenu de ce premier communiqué. Cette partie de ma plaidoirie a été éditée par la suite comme un article à part entière dans le journal Kürdistan Press.

Jusqu’à 1985, l’idée principale que je m’étais faite de la question arménienne était telle qu’elle était décrite dans ce texte. Je savais que c’était largement insuffisant et qu’il manquait beaucoup de choses. Les conditions carcérales étaient défavorables pour réaliser un travail élargi et complet. Après des années de résistance, lorsque les conditions se sont améliorées pour lire et écrire, la première chose que j’ai faite a été d’étudier ce sujet et d’écrire dessus. Dans la prison militaire de Diyarbekir, après la grève de la faim en 1988 [Nota CVAN : la prison de Diyarbekir était réputée pour ses tortures et ses conditions inhumaines. Après le putsch de 1980, l’équipe des bourreaux de cette prison y a expérimenté des méthodes de torture avant de les utiliser ailleurs. Elle est aujourd’hui fermée] lorsque nos conditions de vie se sont améliorées et que l’on a obtenu certains droits, ma machine à écrire a pu y entrer aussi et ce sujet est l’un des thèmes qui l’a le plus occupée…

Le travail, a été complété dans les prisons d’Eskişehir et d’Aydın, en 1990. Il est bien naturel que ce sujet ne puisse pas être délimité uniquement par “la question arménienne”. J’ai cherché également des réponses aux questions telles que les relations des peuples ayant des destins semblables et sur un territoire commun, qui ont partagé une Histoire commune avec les peuples kurde et arménien : les Grecs, les Assyriens et les Pontes. La situation de ces communautés ou des groupes religieux. Comment les questions nationales sont analysées dans le ’’bloc socialiste’’, pourquoi le nationalisme reprend de l’élan… Le bloc de l’Est et la dissolution de l’URSS mettaient en évidence des éléments concrets pour débattre des points de vue sur les questions nationales. Le travail s’est terminé dans cette ambiance.

J’ai envoyé le résultat de mon travail à l’étranger. En 1991 grâce à des amis vivant en Suède, feu l’historien arménien le Prof. Bedros Zartaryan a regardé mon travail. Ses critiques et ses propositions m’ont été très bénéfiques.

Le livre était inclus dans le programme de la maison d’édition Komal qui avait repris ses activités en 1992. Mais nous n’avons pas pu l’éditer car sa rédaction n’était pas encore terminée.

Comme l’édition retardait, j’ai essayé de résumer l’idée principale du livre dans un article dans le numéro 2 du magazine Stêrka Rizgarî en 1994 sous le titre “Une Tragédie de 80 ans: le génocide arménien, Ermeni Jenosidi” 1.

Durant les années 90, la maison d’édition Komal et le magazine Sterka Rizgari a affronté des opérations policières. De ce fait nous n’avons pas eu la possibilité de poursuivre nos éditions. De nombreuses fois, j’en ai oublié le nombre, j’ai été interrogé à la préfecture pour des procès journalistiques et j’ai été jugé devant les Tribunaux de la Sûreté de l’Etat. Entre 1994 et 1998 j’ai encore été incarcéré près de 3 ans. Les prisons de Sağmalcılar à İstanbul et d’Ulucanlar à Ankara…

C’est probablement le côté piquant de notre vie politique : je n’avais pas pu me concentrer sur mon livre quand j’étais libre mais j’avais l’occasion de le poursuivre en prison.
A partir de l’an 2000, mon aventure d’immigré politique a commencé en Allemagne à Berlin. Dans les turbulences de la vie sociale, il n’a pas été possible de reprendre mon travail avant 2003.

Mais mon travail effectué ’’à l’intérieur’’ n’avait pu atteindre les sources étrangères traduites et les écrits historiques en arménien. Il était très important d’analyser le point de vue des académiciens arméniens et de constater sous quel angle le sujet était vu dans la littérature internationale. En outre je me suis rendu compte que mon travail avait de grandes lacunes concernant le peuple assyrien. C’est pour cette raison que j’ai voulu remédier à ces lacunes avant de l’éditer.

Aujourd’hui je peux dire ceci sans aucun doute : il est indispensable d’étudier le caractère multiculturel, multinational, multi religieux, des territoires d’Arménie, du Kurdistan, du Caucase, des Pontes, d’Asie Mineure et de Mésopotamie, comme un ensemble entier, avec leurs relations imbriquées, historiques, nationales. Je pense qu’on ne peut pas comprendre l’Histoire kurde sans connaître l’Histoire arménienne, comprendre l’Histoire arménienne sans connaître l’Histoire assyrienne, comprendre l’Histoire de l’Asie Mineure sans connaître celle des Grecs et finalement sans comprendre tout ceci, on ne peut pas comprendre l’Histoire de la domination turque. Les écrits qui négligent ou ignorent l’un ou l’autre, ou bien considèrent l’autre tout simplement comme “l’ennemi”, ou classent les autres dans la catégorie de “l’autre” empêcheraient de voir l’ensemble du processus.

Pour comprendre le processus de colonisation du Kurdistan, il faut inévitablement apprendre l’Histoire arménienne et l’Histoire assyrienne. Et nous sommes obligé de comprendre le ’’trou noir’’ historique qui est à l’origine de nombreux problèmes sociaux et politiques de nos jours ; c’est-à-dire que nous sommes face à la nécessité de comprendre le grand génocide de 1915.

Finalement ce travail initié dans les geôles de Diyarbekir en 1988 et poursuivi encore dans une prison en 1998 à Ankara/Ulucanlar et finalement complété dans des conditions d’immigré politique à Berlin en 2004, est un exemple du destin commun aux productions idéologiques de Turquie.

Que contient-il ?

Mon travail en question est le résultat du besoin que j’avais ressenti de produire de la connaissance scientifique, après avoir été personnellement témoin de cette période. J’ai essayé de partir du principe de l’objectivité du savoir. J’ai pris soin de juger en partant de la connaissance, et non de tirer la connaissance à partir du jugement. Je ne sais pas à quel point j’ai réussi. Je souhaite vivement que mon œuvre contribue aux discussions autour de ce sujet.

La première partie de ce travail forme “un essai d’Histoire commune”. Dans cette partie, j’ai essayé de créer une perspective regardant l’ensemble en évitant les regards partiels : il fallait traiter le caractère multinational, multi religieux, multiculturel des territoires de l’Asie Mineure et de la Mésopotamie et les relations historiques de ces groupes. Apporter un regard commun en remontant aux racines des peuples autochtones les plus anciens ayant vécu sur ces territoires vastes et leurs relations : là était la tentative de ce travail.

La Partie II est intitulée “Le Mouvement National Arménien”. En prenant comme sujet central l’Empire ottoman, elle traite des raisons socio-économiques à partir desquelles les mouvements nationaux se sont formés dans une tranche de temps commençant à la fin du 18ème siècle jusqu’à la 1ère guerre mondiale. Au sein de ce sujet se trouvent les détails de la formation du mouvement national arménien et de son évolution. On traite des sujets tels que les associations politiques, les résistances ou les actions pour contrer des soulèvements, des pogroms, des agitations diplomatiques et militaires parmi les communautés turque, grecque, kurde, assyrienne et balkanique.

Dans les textes analysant le processus de génocide/déportation, j’ai souvent observé l’approche accusatrice annonçant un ‘coupable’ ou un ‘responsable’ en faisant abstraction des attentes des mouvements nationaux arméniens. De toute façon, l’histoire officielle turque dénonce les Arméniens comme seuls responsables de tout ce qui s’était passé. D’après mon point de vue les exigences démocratiques du mouvement national arménien étaient sur une base légitime. C’était aussi légitime que les exigences des Grecs, des peuples balkaniques, des Arabes, des Kurdes, et des peuples vivant dans d’autres régions du monde. Comment peut-on condamner les demandes démocratiques et légitimes du peuple arménien et en arriver aux discussions du concept du génocide ?

La IIIème partie intitulée “Génocide 1915”, est entièrement consacrée au concept de génocide, à sa réalisation et ses conséquences. La loi de déportation et sa mise en œuvre, les responsabilités politiques, étatiques et sociales du génocide : l’Union et Progrès [Nota CVAN : le parti politique au pouvoir en 1915], Teskilat-Mahsusa [Nota CVAN : l’Organisation Spéciale, formée avec des assassins et des criminels de toutes sortes, libérés des prisons pour cet usage], Hamidiye Alaylari [Nota CVAN : les troupes kurdes hamidiés, créées par le Sultan Abdul Hamid et auxquelles le gouvernement avaient donné les pleins pouvoirs pour assassiner, voler et piller les Arméniens], la présence militaire allemande, constituent les chapitres de cette partie. Les autres victimes du génocide : en plus de la situation des Grecs, des Assyriens, des Pontes et des Yézidis, les femmes et les enfants ’’sauvés’’, les biens spoliés, ont été inclus dans cette partie. Les divers points de vue et les documents constituent également les thèmes principaux de cette partie.

Oui, à ce niveau-là, il faut bien prononcer son nom : Génocide…

Et non "des événements tristes", "des combats réciproques" ou bien "la grande catastrophe" !… Génocide!
Nous parlons d’un processus de nettoyage ethnique, appliqué d’une façon systématique dans le but de transformer une structure de société multinationale, multireligieuse, multiculturelle en un ’’Etat Nation’’ avec une nation unique où le turquisme serait l’unique dominant. Nous parlons d’une mécanique d’Etat construisant des institutions et des appareils dans le but de commettre des assassinats historiques, commettre des crimes contre l’humanité. On ne parle pas d’une action réalisée tout d’un coup, intuitivement : au contraire, on parle d’une action politique conçue et programmée minutieusement, étalée dans une période longue et appliquée systématiquement.
C’est exactement comme un médecin qui n’a pas le droit de dire à son malade cancéreux ’’c’est juste un coup de froid’’ , les scientifiques non plus n’ont pas le droit de dire ’’la grande catastrophe’’, ’’la tragédie’’ ou d’autres expressions littéraires en parlant d’un événement qui a donné naissance à un concept comme le génocide. C’est comme si vous qualifiez un assassinat prémédité, d’accident.

Dans cette partie, j’ai insisté en détail sur trois exemples en sortant du cadre général de cette œuvre. L’un de ces exemples est “la relation de Said-i Nursî et du Teşkilat-ı Mahsusa”. Je l’ai fait délibérément pour mettre en évidence les rôles des coupables musulmans dans le travail d’anéantissement du christianisme oriental par le moyen du génocide. En faisant ceci, j’ai voulu rappeler que les penseurs et les politiciens musulmans n’ont en aucun cas le droit de rester en dehors de ces discussions car ils sont aussi responsables que les nationalistes turcs.

Le deuxième exemple est “Le prototype de Hacı Musa Bey”. En s’appuyant sur ce cas-là, j’ai voulu traiter le sujet très différemment des hommes politiques turcs négationnistes qui cherchent des prétextes pour justifier les faits. J’ai voulu discuter de l’attitude des notables, des hommes de pouvoir kurdes, de la correspondance de leur politique avec le pouvoir central ou du point de rupture, de l’attitude des leaders traditionnels ou des politiques kurdes face au génocide, et leurs interrogations.

Le troisième est “Le cas exemplaire de Sabiha Gökçen”. En partant de cet exemple, j’ai voulu souligner le fait que les mouvements féministes locaux ou internationaux n’ont pas accordé beaucoup d’importance aux drames de ces femmes et enfants victimes du génocide. Toujours dans ce chapitre, j’ai voulu montrer la nécessité de discussion sur le métissage ethnique et culturel comme résultat de l’assimilation forcée et des déportations. Ce métissage qui est farouchement refusé par tous les mouvements nationalistes…

La question de savoir quelle attitude avaient eu la communauté kurde, les classes dirigeantes, les intellectuels, les paysans kurdes durant le génocide, comment le mouvement national kurde, ses institutions, considèrent le génocide de 1915 et quelle était leur position, a été mon domaine de recherche principal. Je dois avouer que ceci n’a pas été si facile moralement… Je parlais du mouvement auquel j’appartiens et je me sens tout aussi responsable de cette communauté et de ce mouvement. Il n’y avait rien d’encourageant ni d’enviable ! Non seulement les forces Hamidiyé Alaylari et les Asirets collaborateurs [Nota CVAN : tribus kurdes qui ont œuvré pour les Unionistes lors du génocide des Arméniens], mais mêmes les idoles du mouvement national kurde ont apporté leur soutien total à L’Union et Progrès et aux politiques anti-arméniennes des Kémalistes, en 1915 et par la suite.  
Le mouvement national démocratique kurde doit affronter sa propre histoire et se libérer des poids qui pèsent sur lui. J’en suis convaincu.

Dans la IVème partie, sous le titre “Le pouvoir Kémaliste et l’occupation de l’Arménie Occidentale”, sont traitées les évolutions dans la région de l’Arménie Occidentale et du Kurdistan à partir de la fin de la 1ère Guerre Mondiale jusqu’en 1920, et les négociations de paix à Sèvres et à Lausanne.

La Vème partie se soucie de raconter ce qui s’était passé depuis ce temps-là. Sous le titre “Les Politiques d’élimination et d’expansion de la République”, il existe des sous-titres traitant de l’expulsion des Nasturis de Hakkari, de l’effacement de l’existence des Grecs de l’Asie Mineure au moyen du “Mübadele” [Nota CVAN : échanges de populations entre la Grèce et la République turque qui prévoyait l’arrivée d’un musulman turc contre le départ de trois chrétiens grecs), l’annexion d’Antioche [Hatay] qui était une fédération multinationale. Cela parle de la répression des mouvements kurdes dans les villes de Diyarbakır, d’Ağrı et Dersim et des politiques de déménagements forcés des populations de ces régions, des politiques d’assimilation, de l’élimination économique des nations ’’non musulmanes’’ par les impôts spéciaux “Varlık Vergisi”, du pogrom des juifs en Thrace, de l’incident du “Struma”, l’équivalent de la “Nuit de Cristal” en Turquie, “les événements des 6-7 Septembre”, de l’occupation du nord de Chypre et des problèmes ’’des communautés minoritaires’’ de nos jours.

La VIème et dernière partie contient “des débats sur les politiques d’élimination ethnique et le génocide”. Dans cette partie, je critique les diverses visions sur la notion de génocide et je tente de construire ma vision. Les sujets tels que l’Etat-nation, le droit à l’autodétermination des nations, la vie multiculturelle et multinationale, les nations immigrées et les identités ethniques métissées, constituent le thème principal de cette partie.

J’ai ressenti le besoin d’ajouter une partie additionnelle à la fin du livre, qui nécessite une étude longue et approfondie. Dans cette partie intitulée “Les origines étymologiques des lieux d’habitation renommés”, sont listés les milliers de noms des villages, des lieux d’habitation qui durant la période de la République ont été renommés dans un but de Turquisation. A travers des exemples données, les noms originaux en arménien, en kurde, en grec, en assyrien, en arabe, en persan sont précisés avec leur signification propre.

Chers invités et chers amis,

Durant mon travail, de nombreux amis ont apporté leur contribution, je suis redevable à chacun d’entre eux. Quant à ma femme et mon amie, ma chère Nourane, je lui dois un remerciement particulier : à chaque obstacle inopiné elle a pris ce livre sous ses ailes, elle lui a apporté son aide à chaque fois qu’il le fallait. Si je suis le père de ce livre, elle est sa mère.

Conclusion

En conclusion, ce livre essaye de comprendre ce qui s’était passé dans notre histoire. Ce que nous voulons faire est peut-être de comprendre notre actualité plutôt que discuter du passé et de construire ainsi notre avenir sur les bases du respect et de la justice. Comment peut-on empêcher les génocides, les nettoyages ethniques, les émigrations forcées et toute sorte de politiques de discrimination ? Comment peut-on changer cet édifice mental, ces systèmes idéologies politiques qui sont à la source de ce grand crime humain ? Quels sont les obstacles et les moyens pour le faire ?

Ce travail m’a appris ceci:

Il est évident que l’idée motrice du génocide vient de la conviction selon laquelle, sur un territoire géographique, le pouvoir politique doit être détenu par un seul groupe ethnique, seul un ensemble ethnique homogène est naturel et cela correspond au modèle juste et indispensable. Cette conviction doctrinaire qui veut que les identités ethniques et culturelles différentes soient dominées, a pour conclusion le verdict d’exécution pour toutes les communautés considérées comme ’’autres’’.

Il n’est pas normal que l’homme qui est en adoration devant la diversité de la nature des créatures vivantes, des plantes, perçoive cette diversité comme une menace, comme un danger, dès lors qu’il s’agit des diversités des sociétés. Et qu’il essaye de les modifier pour les obliger à lui ressembler. Alors que c’est exactement comme dans la nature, les territoires que l’homme délimite sous le nom de ’’patrie’’ sont aussi tout naturellement remplis de diversités. Ce qui compte c’est que les hommes de religions, d’ethnies, de cultures diverses, doivent pouvoir vivre côte à côte. Je suis persuadé que les sociétés vont trouver les diverses façons et les moyens de réussir. Il suffit d’accepter que chaque identité ethnique et culturelle est au moins autant respectable que sa propre identité, que chaque identité a le droit de vie dans les mêmes conditions sur les bases de l’égalité des droits et de la justice.

Je vous salue tous, avec l’aspiration d’un monde où il n’y aura que les limites du respect entre les hommes.

Recep Maraşlı, 21 Şubat 2010, Berlin

(Traduction du turc : S.C. pour le Collectif VAN – 23 mars 2010 – 08:45 – www.collectifvan.org)

Lire aussi : Turquie : la vie ‘harmonieuse’ d’avant 1915 – Berlin/Génocide arménien : présentation par Recep Maraşlı

1* Recep Maraşlı,”80 Yıllık Trajedi: Ermeni Jenosidi”, Stêrka Rizgari,s.2. İstanbul, Mayıs 1994, s.40-47

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