Un collectif de signataires (*)
Le 16 juin, Le Soir avait publié notre carte blanche « La Belgique rode sa loi antiterroriste », portant sur les enjeux, dans notre pays, d’un procès à rebondissements fait, en Belgique, à des personnes proches d’une organisation d’opposition radicale au gouvernement turc. Deux semaines plus tard, le journal publiait une réaction signée par l’ambassadeur de Turquie : « On ne peut dissocier ceux qui posent les bombes de ceux qui expliquent pourquoi ». La date choisie pour la publication de cette « réponse », deux jours avant le départ en vacances, est emblématique de son contenu : empêcher toute opposition à une prise de position politique qui ne peut supporter la contradiction. Il s’agit en effet de créer la confusion.
Notre papier portait sur les conséquences liberticides qu’aurait, sur notre système pénal, la condamnation des personnes incriminées pour appartenance à une organisation terroriste, alors que leurs actes, comme l’a stipulé la Cour d’appel d’Anvers, relevaient essentiellement des libertés de réunion et d’expression. Il s’agit bien d’un procès belge dont la jurisprudence risque de modifier en profondeur l’exercice des libertés fondamentales dans notre pays. En se centrant sur la politique du gouvernement turc, l’ambassadeur opère un déplacement de notre intervention. La situation en Turquie n’est pas au centre de notre prise de position, mais bien l’évolution inquiétante
Il s’agit ainsi d’une intervention d’un gouvernement étranger dans une affaire judiciaire belge qui a pour objet de dénier une réaction citoyenne devant la dégradation des libertés. Cette ingérence a été cependant installée par une partie de notre appareil judiciaire. La Cour d’appel de Bruxelles, dont on attend le prononcé pour ce mardi 14 juillet, a reconnu le gouvernement turc comme partie civile de ce procès. Cette décision controversée n’est pas celle de l’ensemble de notre appareil judiciaire. La Cour d’appel d’Anvers, celle qui avait exonéré les prévenus du délit de terrorisme, avait refusé cette constitution de partie civile, qui fait du gouvernement turc une victime de ceux qui dénoncent ses crimes contre ses populations.
Cette intervention résume très bien la problématique de la « lutte antiterroriste ». Il s’agit de construire une image qui diabolise toute personne ou toute organisation désignée comme telle. L’image, ainsi créée, jette un regard particulier sur les faits et en transforme la nature. Comme le réclame l’ambassadeur, toute forme de parole ou d’écrit qui fait connaître un autre point de vue que celui du pouvoir devient terroriste. Dans cette problématique, ce n’est pas le caractère violent de l’acte qui le définit comme tel, mais le fait qu’il est porté à la connaissance du public et qu’il donne des informations ou qu’il développe, sur l’action incriminée, un autre point de vue que celui du pouvoir. Parler, pour les dénoncer, des massacres opérés dans les prisons en Turquie devient du terrorisme.
Afin de caractériser tout acte ou toute information sur les actions du DHKPC comme terroristes, l’ambassadeur s’appuie sur le fait que cette organisation est placée dans la liste des organisations terroristes du Conseil de l’UE. Il faut rappeler que l’inscription administrative sur cette liste est un processus entièrement politique, absolument contingent aux intérêts des gouvernements européens et étasunien. Par exemple, l’organisation iranienne « Les Moudjahidin du Peuple » a, à plusieurs reprises, été inscrite et radiée de cette liste, selon son utilité dans la lutte contre le gouvernement iranien.
Tout en diabolisant ses adversaires politiques, l’ambassadeur construit une image de la Turquie comme un pays démocratique. Par exemple, il en veut pour preuve qu’elle est soumise à la Cour européenne des droits de l’Homme. Il oublie cependant de préciser que son pays a été condamné à plusieurs reprises par cette juridiction. Le regard empreint de démocratie que le pouvoir turc porte sur lui-même l’exonère automatiquement des massacres opérés dans les prisons ou contre les populations kurdes.
L’image, ainsi construite, a besoin de mettre en avant les 51 victimes attribuées au DHKPC, mais doit occulter des dizaines de milliers d’autres à l’actif du gouvernement.
Que ce soit dans son contenu ou dans la tactique qui a procédé à sa publication, cette intervention a pour objectif d’empêcher toute confrontation sur les faits, toute parole contradictoire. Il nous reste à espérer que la Cour d’appel de Bruxelles ne suivra pas l’ambassadeur de Turquie dans cette voie liberticide, en condamnant pour terrorisme, des personnes n’ayant essentiellement usé que de droits garantis par la Constitution belge. ■
(*) Jean-Claude Paye, sociologue ; Jean Cornil, député fédéral ; Josy Dubié, sénateur ; Jean- Paul Procureur, sénateur ; Bernard Francq, professeur UCL ; Dan Van Raemdonck, professeur ULB/VUB ; Jean-Marie Klinkenberg, professeur ULG ; Jean Bricmont, professeur UCL ; Jean-Marie Dermagne, avocat, ancien bâtonnier ; Eric Therer, avocat ; Jean Pestieau, professeur UCL ; Anne Morelli, professeure ULB ; José Gotovit, professeur ULB ; Christine Pagnoulle, enseignante ULG ; Lieven de Cauter, philosophe, KuLeuven.