Un reportage, textes et photos, de Jean-François Pollet

Avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin et de la Loterie nationale

 « Une dame m’a demandé dernièrement de régler un problème de voirie dans sa rue. Elle ne voulait pas croire que je n’étais plus maire depuis un an. » Dans son petit bureau, situé dans un bâtiment historique de Diyarbakir, Abdullah Demirbas fulmine d’impuissance. « Je continue mes activités comme bénévole. » De sa voix appliquée d’ancien instituteur, il énumère les événements qui ont précipité sa chute. « J’ai édité un livre pour enfants et un historique de la ville en kurde. J’ai publié une brochure touristique en six langues. Au mariage, j’exprimais mes vœux en turc et en kurde. J’ai voulu mettre un interprète à la disposition de mes administrés. C’est bien le moins, un maire doit rendre service à sa population. Or ici, 70 % des familles parlent kurde. En revanche, j’ai toujours pris soin que les actes officiels et la correspondance de la commune soient rédigés en turc. Je n’ai pas violé la loi. »

Mais le Conseil d’Etat en a décidé autrement. En mai 2007, la plus haute cour administrative estimait que l’usage d’une autre langue que le turc contrevenait à l’article 3 de la constitution et assimilait les initiatives de la municipalité à un mauvais usage des ressources. En conséquence, Demirbas était démis de ses fonctions et son conseil communal dissous. Aujourd’hui, l’ancien maire affronte seul une vingtaine de procédures judiciaires qui, si elles aboutissaient, le conduiraient pour 60 ans en prison. En août dernier, Abdullah Demirbas a reçu, dans ce dernier et délicat combat, le soutien du Conseil de l’Europe qui a envoyé une commission enquêter sur son cas.

Etat d’urgence

Les ennuis judiciaires d’Abdullah Demirbas sont emblématiques de ce que vivent 15 millions de Kurdes de Turquie, qui peinent à s’affirmer face à un Etat centralisé alternant gestes de bonne volonté et brutales remises au pas. Rassemblés essentiellement dans l’est du pays, autour de Diyarbakir, leur capitale politique autoproclamée, les Kurdes forment 20 % de la population turque, or leur langue a été bannie des lieux publics jusqu’en 1991. Aujourd’hui encore, les noms kurdes sont interdits s’ils comportent des lettres inconnues du turc, comme les î, q, x et w. Cette marginalisation culturelle et surtout ses prolongements sociaux et économiques provoquent des soulèvements sporadiques, dont le dernier, lancé en 1984 par la guérilla du PKK, le Parti des travailleurs kurdes, a enflammé la région durant plus de dix ans.

« C’étaient des années très dures, se souvient Altan qui témoigne sous un nom d’emprunt. L’armée a brûlé 4 000 villages à la frontière pour couper le PKK de ses bases, provoquant le déplacement de deux millions de personnes. Toute la région était placée en état d’urgence avec des policiers en civil partout. En rue, par pure provocation, les militaires te regardaient ostensiblement dans les yeux. Le moindre prétexte te conduisait en prison. »

L’arrestation au Kenya, en 1999, d’Abdullah Öcalan, le chef du PKK, et son emprisonnement sur l’île prison d’Imrali, en territoire turc, marquèrent le début d’une ère d’apaisement. Depuis ses montagnes, le PKK renonçait à revendiquer l’indépendance tandis qu’Ankara relâchait son emprise militaire sur la région. « Avec les efforts d’intégration à l’Union européenne, la peine de mort a également été abolie, et la torture n’est plus pratiquée. Mais une garde à vue peut encore être prolongée durant quatre jours, sans boire, sans manger ni dormir, avec des policiers qui te mettent leur pistolet sur la tempe en criant que tu n’es rien. » L’éternel sourire d’Altan cache à grand peine sa grande nervosité. Cette expérience, il l’a vécue dans sa chair. Un jour que le commissariat de son village a été bombardé par le PKK, la police est venue l’arrêter, avant de le faire disparaître durant quatre jours. « Les gens vont dans la montagne, ce n’est pas pour pique-niquer, s’emporte-t-il (l’expression « les gens de la montagne » désigne les guérilleros du PKK). Mon cousin est là-haut, s’il tombe, j’irai le remplacer. Que faire d’autre ? Je suis identifié partout où je vais. Ma plaque de voiture porte le numéro 21 de la région. Si je m’éloigne, je suis arrêté au barrage, ma voiture est vandalisée la nuit. Et ici je ne peux même pas utiliser ma langue. Je suis prof de français. En classe, mes élèves me font remarquer que nous pouvons parler français mais pas notre langue maternelle. Que répondre à cela ? »

Ecoles et télévision

« Diyarbakir est une ville faussement tranquille », aime-t-on répéter par ici. Malgré une violence larvée, la période est à la détente. L’armée est moins visible, du moins en ville. Le kurde peut désormais être enseigné dans des écoles privées et la télévision nationale diffuse une émission en langue kurde deux heures par semaine. Certes, ces écoles sont payantes et soumises à l’arbitraire des tracasseries administratives, et les émissions télé sont diffusées à sept heures du matin avec des contenus très surveillés, mais ces gestes marquent autant de petites avancées vers une reconnaissance culturelle.

Impensable voici 20 ans, un centre culturel kurde offre désormais un havre de paix dans une élégante maison historique mitoyenne du vieux bazar. Cet espace convivial propose un lieu de rencontre, des cours de danse et de musique, ainsi qu’une boutique de CD de chants kurdes. Dans le patio, Nurullah et Bayram, les deux initiateurs du centre, devisent en galante compagnie. On les envierait presque avant d’apprendre qu’ils ont respectivement passé 10 et 25 ans de leur vie en prison. « Nous marquons des avancées, reconnaît Nurullah. Mais nous en payons le prix. Les soirs de concert, il arrive que la police vienne dire aux musiciens ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas jouer. » Il est vrai que l’histoire du centre est aussi tourmentée que celle de ses fondateurs. Ouvert en 1991, au plus fort des violences, il a tenu un an avant d’être fermé sur ordre de la police. Sa réouverture, en 1995, a duré à peine deux mois. La dernière tentative, en 2003, fut la bonne. « Jusqu’ici, nos portes restent ouvertes. Même si la police passe parfois voir ce que nous faisons. Tout nous rappelle que notre culture doit vivre dans l’ombre. »

Reconnue, mais interdite

Sortir de l’ombre, c’est ce que s’attache à faire Sezgin Tanrikulu, bâtonnier du barreau de Diyarbakir. Parfois au forceps. En février dernier, il est allé trouver le Premier ministre turc, Recep Erdogan. Celui-ci rentrait d’Allemagne où il s’était plaint auprès de la chancelière allemande de l’obligation faite aux Turcs d’Allemagne de s’assimiler à la population d’accueil. Le bâtonnier lui a rappelé que les Kurdes vivaient exactement la même situation en Turquie. « Notre langue commence a être reconnue, mais elle reste interdite. Nous vivons dans le flou. Surtout depuis trois ans, avec la reprise des activités du PKK qui crispe nos relations avec Ankara. La presse a créé un climat émotionnel très lourd autour des combats de février dernier. Un climat qui contraint les Kurdes à affronter le ressentiment de tout le pays. Ce qui explique que l’armée a tué quatre civils durant la dernière fête du Newroz (1). Et qu’un policier a intentionnellement cassé le bras d’un enfant devant les caméras de télévision (2). A Ankara, nos 20 députés pro-kurdes sont considérés comme des pestiférés par toute la classe politique. Si ça continue, nous allons revivre le clash entre Kurdes et Turcs. »

Néo-islamistes contre pro-kurdes

Alors que, dans la montagne, armée et guérilleros se livrent une guerre ouverte, une autre bataille, plus feutrée, se joue dans les urnes. Ici, dans l’Est, les électeurs se partagent entre le Parti (pro-kurde) pour une société démocratique (DTP) et les néo-islamistes du Parti pour la justice et le développement (AKP), actuellement au pouvoir à Ankara. L’AKP, qui multiplie les gestes d’ouverture envers les Kurdes, cherche à s’implanter durablement dans l’Est. Une perspective qui donne des cauchemars au DTP « On vote en mars prochain, soupire Nejdet Atalay, responsable régional du parti. Nous soufflerons après. Nous rassemblons 52 % des voix. Mais l’AKP n’est pas loin derrière. S’il remporte Diyarbakir, ce serait pour lui une victoire nationale, car il pourra se poser en parti qui a résolu la question kurde. Du coup, toutes les manœuvres sont permises. Nos parlementaires sont harcelés, parfois emprisonnés, nos maires démis de leur fonction. Moi-même, je suis menacé de 64 ans de prison. »

Pris entre les feux croisés des manœuvres militaires et politiciennes, le DTP engrange les élus, mais peu de résultats. « Les municipalités n’ont pas de budget, elles doivent tout demander à Ankara, fulmine Nejdet Atalay. Un de nos maires a demandé une aide de 2 000 euros pour l’installation d’un jardin d’enfants. Refusé. Le maire AKP d’Urfa (à l’ouest du pays kurde) a fait la même demande. Acceptée. Comment voulez-vous que nos maires travaillent ? » Une part des ennuis du DTP vient de son image de vitrine légale du PKK. « Nous reconnaissons la philosophie de son combat, concède Nejdet Atalay. Mais pas son mode d’action. Nous ne réclamons pas l’indépendance, mais une reconnaissance de notre langue et la multiculturalité de la Turquie. »

Ironie du sort : alors qu’à l’est, AKP et DTP s’entredéchirent, à Ankara, la Cour de cassation a entamé une procédure d’interdiction de ces deux partis. La procédure pourrait bien aboutir, la magistrature turque étant considérée comme une extension de l’armée, gardienne autoproclamée et autoritaire de la laïcité et de l’unité du pays.

Abdullah Demirbas, l’ancien instituteur, est entré en politique en disant : « La terre est un champ de roses. Et son charme tient dans la multiplicité des couleurs. » Sa destitution pourrait augurer un recul qui dépasse largement le périmètre de sa municipalité.

(1) Le Newroz, nouvel an du Sud-Est qui salue l’arrivée du printemps le 21 mars, est considéré comme la fête nationale kurde. Sa célébration a rassemblé cette année entre 700 000 et 1 000 000 de personnes.

(2) Le 22 février dernier, 10 000 hommes de l’armée turque, flanqués de blindés, sont entrés en Irak pour démanteler les bases opérationnelles du PKK. Cette opération, la première depuis 11 ans, a duré une semaine et s’est soldée, selon Ankara, par 27 soldats turcs et 240 rebelles tués.

 « Tout nous rappelle que notre culture doit vivre dans l’ombre. »

Les réminiscences du syndrome de Sèvres

En 1920, le sultan de l’Empire ottoman vaincu signe le traité de Sèvres sous la contrainte des troupes britanniques qui assiègent son palais d’Istanbul. Ce traité, jamais ratifié par le parlement turc réfugié à Ankara, dépèce l’Empire en lui retirant ses parties arabes, cède une partie des côtes anatoliennes à la Grèce et crée une Arménie et un Kurdistan indépendants.

Le tollé que suscite ce projet pousse le reste de la Turquie à se soulever sous la bannière du bouillonnant Kemal Atatürk, qui jette ses dernières forces dans une guerre impitoyable contre la Grèce et la Bulgarie dont les armées menacent Ankara. Trois ans plus tard, après avoir remporté la victoire, la Turquie signe le traité de Lausanne qui définit ses frontières actuelles. L’établissement du pays s’accompagne d’un gigantesque transfert de populations. Des centaines de milliers de musulmans venus de Grèce et de Bulgarie s’y installent, tandis que des centaines de milliers de catholiques sont priés de quitter les côtes de l’Anatolie pour aller s’installer en Grèce. Avec le départ des catholiques, la Turquie perdait également toute sa classe moyenne urbaine, ce qui causa un retard de développement de plusieurs dizaines d’années.

La triple catastrophe de l’effondrement de l’Empire, du traité de Sèvres et de la guerre de 1920 ont donné naissance à une Turquie traumatisée qui n’a trouvé son salut que dans l’affirmation rigide « un Etat, un pays, une langue ». Il fallut également toute l’énergie de Kemal Atatürk pour parachever les fondations de la jeune nation par des réformes profondes inspirées du monde occidental, adoptant son écriture, sa laïcité et ses coutumes vestimentaires.

Presque un siècle plus tard, le syndrome de Sèvres subsiste toujours dans cet Etat résolument centralisé, jaloux de son intégrité territoriale, au point d’assujettir les droits humains à la raison d’Etat et de nier la réalité de son multiculturalisme… alors que pas moins de 46 minorités sont recensées dans tout le pays.

C’est ainsi que subsiste, dans le code pénal, le très controversé article 301 qui sanctionne de trois ans de prison toute insulte à l’identité turque. Cet article donne lieu chaque année à quelque 400 poursuites judiciaires, lancées généralement par des bureaux d’avocats spécialisés. Ces procédures aboutissent le plus souvent à un non-lieu. Plus rarement, des amendes ou des peines de prison avec sursis sont prononcées. Dans un effort de modernisation, l’article 301 a été réformé en mai dernier, à la fureur des défenseurs des droits de l’homme qui réclamait son abrogation pure et simple. Désormais l’offense à l’identité turque est remplacée par l’offense au peuple turc et la peine maximale ramenée de trois à deux ans de prison.

Les Kurdes, gardes-frontières malgré eux

Aux confins du Moyen Orient, les mondes turc, arabe et perse se rejoignent sur une montagne vaste comme la moitié de la France et peuplée de quelque 30 millions d’habitants. Ces montagnards ne pratiquent aucune des trois langues parlées par leurs puissants voisins, mais le kurde, dont l’origine indo-européenne se perd dans la nuit des temps et se décline en plusieurs dialectes. La moitié des Kurdes vivent en Turquie. Ils seraient 7 à 8 millions en Iran, 5 millions en Irak et 1,5 million en Syrie. L’Azerbaïdjan compte également une forte implantation kurde.

Divisés en clans, dialectes et parfois religions, même si l’immense majorité est sunnite, les Kurdes n’ont jamais constitué d’entité politique unifiée. D’autant que la majorité d’entre eux vivait, jusqu’au siècle dernier, dans le vaste Empire ottoman, largement ouvert à la multiculturalité.

Lors du démembrement de l’Empire, la création d’un Kurdistan indépendant est pour la première fois évoquée dans le traité de Sèvres. Ce dernier, imaginé par les Britanniques, ne verra jamais le jour et la montagne kurde sera partagée trois ans plus tard entre la Turquie, l’Irak et la Syrie. Un Kurdistan indépendant verra brièvement le jour en Iran, en 1946, avant d’être écrasé par Téhéran. En 1988, une révolte des Kurdes d’Irak est réprimée par la dispersion de gaz moutarde, qui vaudra au concepteur de l’opération, Ali Hassan al-Majid, le surnom d’Ali-le-chimique. Un second soulèvement des Kurdes d’Irak amènera un début d’autonomie en 1991, complètement formalisé en 2003 sous la présidence de Massoud Barzani. C’est l’unique expérience durable. Et ce pourrait être la seule, puisqu’en Turquie, ni le PKK ni son extension politique le DTP ne réclament l’indépendance.

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