Un reportage, textes et photos, de Jean-François Pollet

Avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin et de la Loterie nationale

Soudain, une clameur. Le train entre en gare. La petite foule de paysans endimanchés dans leur veston gris et de femmes au voile coloré rassemble sacs et enfants. L’instant est solennel. Pas un mot de trop ne sera prononcé. Dans les sacs, les familles emportent presque tout ce qu’elles possèdent : vêtements, couvertures, nécessaire de cuisine. Le périple qu’elles entament ce matin de printemps à la gare de Diyarbakir s’annonce long et pénible. Il durera cinq à six mois, soit toute la saison agricole, à travailler dans les exploitations de l’ouest du pays, qui manquent de bras.

Mohammed, en turban et pantalon large traditionnel, est du voyage, avec sa femme et ses cinq enfants. « Nous allons à Kirikkale (près d’Ankara, centre-ouest de l’Anatolie) travailler dans les champs de betteraves. Puis nous ferons les haricots et tout ce qui est possible. Nous échappons ainsi à la faim. » Mohammed travaillera, comme sa femme et ses enfants, 12 heures par jour, chaque jour, sauf un dimanche par mois, pour un demi-euro de l’heure. « Nous vivrons sous tente pour minimiser les frais, mais avec la marge des recruteurs et les déplacements, nous rentrerons, en fin de compte, avec tout juste de quoi vivre le reste de l’année. Car au village il n’y a aucun travail. » Illettré et kurdophone, Mohammed ne comprendra aucune instruction dans l’Ouest. « Il ne faut pas de grandes explications pour biner, lâche-t-il en haussant les épaules. C’est un travail de mule. » A 35 ans, Mohammed en paraît dix de plus, à force de travailler sous le soleil, sans boire ni s’asseoir.

Quelque 200 000 saisonniers quittent chaque année les montagnes kurdes pour aller travailler dans l’Ouest. Futurs parias à l’Ouest, ils le sont également un peu ici, où ils n’ont ni terre à exploiter, ni nom de famille prestigieux à faire valoir dans les campagnes kurdes restées attachées à leurs structures claniques. Dans leur calvaire, les saisonniers emportent une partie de la mauvaise conscience d’une région dont le développement contrasté ne profite pas à l’ensemble de ses enfants.

Base logistique du Kurdistan iranien

Diyarbakir, forte d’un million et demi d’habitants, est la capitale politique des Kurdes de Turquie. Ce n’est plus la ville triste et plombée par le couvre-feu, sillonnée par des cohortes de paysans qui ont fui leurs villages, rasés à la frontière ou noyés sous les flots des 18 barrages construits sur le Tigre et l’Euphrate.

La paix revenue, les six kilomètres de muraille de basalte qui entourent la vieille ville ont été restaurés, encadrés de parcs et de pelouses où les familles viennent prendre du bon temps. Les commerces du vieux bazar se sont étendus le long de l’élégante rue Gazi, entièrement repavée grâce à des fonds européens. A l’extérieur de la muraille, une ville nouvelle est sortie de terre, avec ses tours de logements encadrées de centres commerciaux rutilants.

« La région détient un potentiel qui commence seulement à être exploité, se félicite Mehmed Kaya, représentant local de la chambre patronale. Le quart des eaux de rivière de Turquie viennent d’ici. Les nouveaux barrages en tirent parti en irriguant plus d’un million d’hectares de terre (voir encadré). L’agriculture se transforme, l’industrie suit avec l’implantation d’usines de transformation du secteur agro-alimentaire. La région était influente du temps de l’Empire ottoman. Elle a ensuite perdu de sa puissance à l’avènement de la République. Aujourd’hui, les activités reprennent. Surtout depuis que nous sommes devenus la base logistique de l’approvisionnement du Kurdistan irakien. »

Ruée vers la frontière

L’Irak. Ici le nom est sur toutes les lèvres. Non pas tout l’Irak, mais sa partie kurde autonome, stable et prospère, et dont les approvisionnements transitent en quasi-totalité par la Turquie, engendrant une intense activité dans la région.

Irfan Türk, Kurde malgré son patronyme, est le parfait exemple de ces hommes d’affaires qui se sont enrichis avec l’avènement du Kurdistan irakien. A la tête d’une usine de conditionnement du marbre, il a vu ses affaires exploser en sept ans. « J’ai commencé en 2000 avec huit travailleurs, jubile-t-il. Nous sommes aujourd’hui 200. » Le gouvernement lui a donné le terrain dans un zoning industriel proche de Diyarbakir et lui accorde un rabais de 50 % sur sa facture d’électricité. « Nous exportons un million de mètres cubes de marbre chaque année vers quinze pays différents. Mais notre premier client reste l’Irak. C’est un business très particulier, car il n’y a aucun système bancaire de l’autre côté, tout se fait en liquide. Et pour tout compliquer, l’armée ferme fréquemment la frontière sans prévenir. »

La Turquie entretient des relations schizophréniques avec le Kurdistan irakien. Cette région, quasi autonome depuis 1991, a obtenu une autonomie formelle en 2003, à la chute de Saddam Hussein. Elle dispose à présent de sa propre armée, de son parlement et de son gouvernement. Région prospère grâce à ses rentes pétrolières, elle est aussi singulièrement calme, alors que le reste de l’Irak se déchire à ses frontières. La stabilité du Kurdistan a engendré un boom économique qui repose en grande partie sur le dynamisme des nombreuses entreprises turques qui s’y sont installées, dont la firme Oyak, un holding détenu… par le fonds de pension des forces armées turques !

Mais alors que les entrepreneurs font de fructueuses affaires au Kurdistan, Ankara voit d’un mauvais œil cette région autonome prospérer, avec le risque de donner des idées aux Kurdes de Turquie. D’autant que c’est dans ces mêmes montagnes irakiennes que se retranchent les 3 à 5 000 hommes du PKK, d’où ils multiplient les incursions sur le territoire turc. Aussi, l’armée joue-t-elle des frontières qu’elle ouvre et referme à sa guise afin de rappeler qu’elle reste maîtresse du jeu. « Il arrive que mes camions partent pour une livraison de trois jours, poursuit Irfan Türk, et se retrouvent bloqués en Irak durant un mois. Du coup, le prix du transport explose. Mais même dans ces conditions, le commerce reste intéressant. »

Les campagnes désertées

« L’Est se développe, concède Ali Akenci, directeur de la section de Diyarbakir de l’Association turque pour la défense des droits humains, mais les discriminations subsistent. Un Kurde continue de percevoir un salaire moindre qu’un turcophone. Et, si nos villes connaissent une relative renaissance, les campagnes restent très pauvres avec deux tiers de la population vivant encore à la limite du seuil de pauvreté. » Dans les montagnes, les militaires maintiennent une forte présence, avec contrôle des populations, barrages et zones interdites, qui paralyse l’activité. L’armée interdit encore la reconstruction des 4 000 villages rasés dans les années 90. « Les villageois y retournent en journée pour cultiver leurs terres, poursuit Ali Akenci, mais à la nuit, ils doivent se replier en ville, ce qui complique leur tâche. Or notre région reste essentiellement rurale. Quant aux barrages sur le Tigre et l’Euphrate, il est révélateur que l’électricité produite parte alimenter les zonings de l’Ouest. Car ici, il y a peu d’industries. »

Malgré des avancées, la Turquie n’a pas réduit la fracture Est-Ouest. Si, dans la région d’Istanbul, le niveau de richesse se rapproche de la moyenne européenne, il tombe dans l’Est à 500 dollars par habitant et par an.

Le « grand projet anatolien »,

un travail de pharaon en Mésopotamie

Le grand projet anatolien (GAP), commencé en 1976, prévoit de construire 22 barrages sur le Tigre et l’Euphrate, dont 19 couplés à des centrales hydroélectriques. Ce chantier gigantesque aux conséquences écologiques hasardeuses doit permettre d’irriguer près de 2 millions d’hectares et de produire 27 milliards de kilowatts/heure (soit le tiers de la consommation de la Belgique). Aujourd’hui, 18 des 22 barrages sont construits, tandis que certains projets particulièrement critiqués sont suspendus, comme le lac de retenue du barrage d’Ilisu qui engloutira la cité d’Hasankeyf, joyau historique musulman. L’ouvrage phare du projet est le barrage Atatürk dont le lac de retenue figure parmi les dix plus importants du monde.

Durant sa construction, le GAP a déplacé 300 000 paysans et leurs familles, tous indemnisés, mais très vite redevenus pauvres une fois la prime dépensée. Ce projet qui s’incarne dans la montagne kurde peine aujourd’hui à attirer les investisseurs qui redoutent de s’aventurer dans une région réputée instable. Projet économique, il est également très politique, puisqu’il représente l’unique, mais pharaonique, effort de développement de cette région restée jusqu’ici très marginale.

Le chantier a longtemps envenimé les relations entre la Turquie et ses voisins irakiens et syriens, tributaires de ces deux fleuves constituant un approvisionnement vital, dont ils craignent, non sans raison, d’être privés.

 « La région, influente du temps de l’Empire ottoman, avait perdu de sa puissance à l’avènement de la République. Aujourd’hui, les activités reprennent. »

012, Mohammed sur le départ. Il quitte pour six mois son village à la frontière syrienne.

017, 200 000 saisonniers rejoignent chaque année les champs de l’Ouest où les bras manquent.

104, Le village d’Hasankeyf étale ses habitations troglodytiques le long du Tigre, ainsi que les ruines de son château byzantin. Ce site historique est menacé par les flots du barrage d’Ilisu.

256, La rue principale de Diyarbakir a été refaite grâce à des fonds européens. Autour de l’ancien caravansérail, les bijoutiers ont rouvert leurs boutiques.

163, Les dernières portions de la muraille de Diyarbakir sont en cours de restauration.

151, Les campagnes restent très isolées. Les familles se chauffent avec de la bouse séchée, seul combustible disponible dans cette région peu boisée.

057, Une muraille de basalte protège Diyarbakir, la capitale des Kurdes de Turquie.

137, Etal de poisson, sur les bords du gigantesque lac de Van, à la frontière iranienne.

220, Le secteur du bâtiment fait la fortune de la région. Ici, une marbrerie.

268, le Tigre sous les remparts de Diyarbakir.

[Mardinmmosretrav] La ville de Mardine, petite Florence kurde, domine la plaine anatolienne.

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