Mon frère, cher Xesraw,
Dans ta lettre, tu écrivais :
" À Kerkuk je ne pouvais pas vivre,
Travailler était interdit, ainsi que manger
Et
Même me reposer dans ma propre maison.
Non seulement tout cela,
Mais aussi, me promener un petit bout,
Respirer, tout ce que je faisais était interdit… "
Mais Kerkuk n’est-elle pas aussi notre pays,
Cher frère,
Mais Kerkuk n’est-elle pas aussi notre pays…
Dans ta lettre tu écrivais :
" Vers l’inconnu je suis parti, je me suis retrouvé
à la frontière avec l’Iran.
À Mahabad j’espérais demeurer
pour revoir ma sœur fugitive et ses enfants.
Mais la frontière, avec des rasoirs, du poison
et les ténèbres de cent mille policiers
nous a encerclés.
Alors que Mahabad est aussi notre pays, cher frère
Alors que Mahabad est aussi notre pays !
Dans ta lettre tu écrivais :
" À la frontière de l’Iran,
chassés
nous avons été par la police.
Quand je suis arrivé à Hakari.
Seul je n’étais pas : nous étions avec deux mille cinq cents Kurdes
Cette fois-ci, la police turque nous a demandé nos passeports ;
Quel passeport ?
Vers le grand hôtel dans Wan nous avons été déportés.
Dans ta lettre tu écris :
" Je suis à Wan depuis neuf jours
La police turque nous interdit de respirer
l’air frais de la ville.
Chaque soir, dans mon pyjama rayé
Je regarde dehors par la fenêtre
Wan est une superbe ville
Ses montagnes superbes, ses jardins
colorés.
Ses femmes : longues et belles
Très douces sont-elles … "
Tu écrivais :
" Dans cet hôtel, je ne suis pas le seul ‘réfugié’
Nous sommes à 2500 âmes
La police turque nous interdit de respirer
l’air frais de la ville.
Mais Wan n’est-elle pas aussi notre pays ?
Cher frère,
Wan est aussi notre pays.
Pardonne-moi
Oh, averse de mon pays !
Dans ce pays lointain,
Quand je mourrai et que je ne reviendrai pas
pour pleurer avec toi ;
pardonne-moi alors !
Oh, la narcisse aux boucles blondes de mon pays !
Dans ce pays lointain
Quand je mourrai et que je ne reviendrai pas,
pour encore une dernière fois
m’incliner à tes pieds ;
pardonne-moi alors !
Oh, ma bien-aimée vêtue de noir !
Dans ce pays lointain
Quand je mourrai et que je ne reviendrai pas,
pour encore une dernière fois
t’embrasser ;
pardonne-moi alors !
Pardonne-moi ! Oh, mon pays !
Pardonne-moi, mon pays étranglé dont le cadavre est recouvert
d’un drapeau sanglotant.
Les corps, les corps heureux et vêtus de noir
Ce fameux temple,
pour lequel nous dûmes saigner de longues années,
nous l’avons atteint maintenant :
Sur une colline inconsciente, sous l’ombre d’un arbre décapité
A mes côtés une rivière rouge, nous mourrons de soif.
D’un œil sans vie nous fixons
les cadavres putréfiés de fleurs, d’amour et de lumière.
La chance de les enterrer, nous ne l’avons pas eue
ensemble avec les nouveau-nés, les enfants et les vieillards.
Pas un chien, pas un loup et pas même un vautour
il n’y a
Pour de cette odeur infernale
Nous libérer.
Ce fameux temple,
Pour lequel nous dûmes saigner de longues années,
nous l’avons atteint maintenant :
Nous avons tout laissé,
Nous avons tout perdu
Même notre mère, notre mère solitaire…
Qui pleurait sans bruit et nous suppliait de ne pas l’abandonner ;
nous l’avons abandonnée.
Même la fenêtre, la pauvre fenêtre
une fenêtre qui formait un pont entre
nous et le rêve
nous et l’arrière-saison
Comme une bouteille de vin vide
nous l’avons abandonnée.
Regarde un peu :
une tasse de thé froide
une lamentable paire de pantoufles
une omelette encerclée de vermine
un livre, des taches de café sur ses pages,
quelques photos et adresses…
Ce sont tous les souvenirs et les affaires
que nous donneront en offrande à la tombe
qu’avons-nous appris ?
Tous les livres dans le monde, nous les avons lus
Tous les bons films, nous les avons vus
Dans les cafés et les restaurants nous avons entretenu des conversations
Dans les toilettes des mosquées, nous avons écrit des poèmes sur la liberté
Dans les usines nous avons distribué des lettres secrètes et des pamphlets
Dans les rues, nous avons hurlé :
Hurlement ! HURLEMENT !
Jusqu’au jour d’aujourd’hui nous entendons l’écho
De la clameur dans nos oreilles.
Mais,
qu’avons-nous appris ?
Quand nous ouvrons les yeux maintenant
nous ne voyons que des vagabonds et des toxicomanes,
qui ont la tête qui tourne
à cause de tout cet alcool et de ces drogues
Rien de plus nous ne voyons.
Qui est cet homme ?
Qui est cet homme, à cette heure tardive, dans ces rues froides et désertes et sa main
dans sa poche ?
Seul et sans parapluie, se traîne-t-il jusque chez lui ?
Les pas exténués, les pas épuisés, les pas en guerre les uns avec les autres,
Les pas en colère les uns contre les autres, vers l’inconnu, ils partent :
Vers le encore plus s’éloigner les uns des autres, ils partent.
Vers un petit espace,
aussi grand
que la tombe d’une larme
La tombe
La tombe dans le pays lointain et la diaspora
Dans les environs de Shiraz, sur la route vers Kirmanshah
Mardin, Mirandaw, Kerkuk, Urfa jusque Qamshilo… toutes sont notre pays.
Et pourtant quelque part dans Francfort : dans un centre d’accueil nous avons terminé
À Tripoli : dans la prison
À Simnan : dans la prison
A Zurich : à côté des murs sentant l’urine
nous avons terminé
Les corps, les corps sains, les corps hospitaliers ;
Les corps bien habillés et heureux d’Europe…
Notre bonheur peut venir de l’arrivée d’une lettre
d’un pays lointain.
Qui a apporté les photos des
rivières prisonnières et des ponts
en cadeau pour nous.
Notre ‘être heureux’, peut être l’allumage d’une cigarette
Qui soit libre du désespoir solitaire
Oh, corps. Les corps bien habillés et les corps heureux en Europe,
A Copenhague, Stockholm, Chicago, Amsterdam ou Paris…
Que tu sois vendeur dans un magasin,
employé dans une maison de fous,
femme de ménage ou journaliste,
Quoi que nous sommes, qui que nous sommes,
ce qui nous a amené jusqu’ici,
nous rassemblera tous à l’heure zéro.
Et alors, d’une seule voix nous crierons :
Beruxe !*
Et quand nous rentrerons dans nos demeures,
Dans l’attente d’un perroquet, qui avec ces yeux bleus si sensuels,
A la télévision nous imitera et avec son accent français elle dira :
Beruxe !
O
H
!
Je viens d’un pays dont les photos dans le cadre de mes souvenirs
sont restées enfermées.
Dans ce pays je connais un certain nombre de jeunes garçons
dont, chaque jour, quand tombe le soir
Dans le centre de la ville
on bande les yeux avant de les fusiller.
Tandis que le lendemain matin,
à nouveau,
avec un sourire,
ils renaissent.
*Beruxe : ‘Beruxe’ signifie littéralement ‘descendre’, ‘abattre’. Pendant les manifestations, ce mot est souvent scandé à destination des régimes qui oppriment les Kurdes.